jeudi 22 mai 2014

Il avait du travail. Les rayonnages de livres le regardaient d'un air soupçonneux, les tables jonchées de feuilles et d'ouvrages ouverts lui reprochaient silencieusement sa rêverie solitaire, si douce dans le début d'après-midi pluvieux qui versait sur la ville une chaude indifférence de printemps. Le temps n'importait plus vraiment, toutes choses étaient égales par ailleurs et il pouvait sans trop de culpabilité abandonner la liste de tâches du jour pour un morceau de musique, une envolée de mots lâchée sur l'écran, des pensées errantes incitées à l'errance.
Il avait la sensation que peu de choses importaient vraiment d'ailleurs, hors de cette intimité nourrie de lui-même, hors de l'espace fécond de son imagination enfin radoucie, enfin tendre et même encore un peu fébrile après ces quelques semaines de navigation en eaux troubles. C'était difficile de lutter contre cette délicieuse dérive qui paraissait si juste, si légitime et dont il goûtait la vérité bien plus que pour tout ce qu'il aurait pu (dû !) faire d'autre ce jour-là.
Car aujourd'hui, un certain discernement, comme une sensibilité particulière, le cernait, l'habitait et le définissait. Le spectacle des gens dans la rue, dans le métro, prenait un relief singulier, et il voyait les accrocs du quotidien par où les fils se cassaient, se mêlaient et s'accidentaient. Il savait que ces éclats imprévisibles et cette sorte de transparence du monde étaient plus importants que tout, et qu'ils valaient bien qu'on délaisse quelque temps ce dont la raison, le devoir et toute l'urgence du monde exigeait qu'on s'occupe. 
D'où le vague sourire aux lèvres et une bienheureuse sensation de lucidité.
D'où le manque de concentration et l'horreur de l'horloge avançant, imperturbablement et imperceptiblement.
(Amen !)

1 commentaire:

Eunostos a dit…

Et comment ! Amen aussi :-)