jeudi 15 mai 2014

Au loin, derrière les cheminées d'usines, rougeoyaient les braises du couchant dont le tapis pourpre écrasait la ville. Je tirai sur ma cigarette avec avidité, me brûlant les yeux à ces lueurs d'enfer. La poix noire s'échappant des toits m'oppressait et jetait sur mes pensées sombres quelque amertume supplémentaire et une pointe d'angoisse.
J'attendais Nell devant l'épicerie du coin et je remuais en moi de vieilles tristesses rebelles et périmées. Des fragments d'histoires ébauchées bien des années auparavant me revenaient comme des fantômes étrangers, j'essayais de retenir un moment le souvenir de ces nuits passées, à la lueur d'une mauvaise lampe, sur la table tâchée d'encre, la plume à la main, l'épuisement dans l'âme, à écrire pour rattraper le fil déchiré d'une vie.
Pour garder Nell auprès de moi.
Nell était partie.
Nell arrivait au croisement et me rejoignis devant l'épicerie. Elle m'embrassa l'air soucieux. Je regardai ses boucles brunes et argentées, sa peau trop claire, ses lèvres trop fines et ses oreilles minuscules, nichées dans la belle chevelure. Le front plissé, elle semblait torturée par une inquiétude muette, sans chercher à dissimuler son doute. Son regard interrogateur se posa sur moi et me transperça, froid, trop froid, pour que je puisse oublier que Nell était vraiment partie.
Bonjour, ça va ?
Un furtif baiser déposé sur sa joue, elle détourne la tête. Quelque chose la préoccupe, j'essaie d'accrocher un sourire sur ce visage aimé. Je n'arrive plus à lire en elle.
Je prends sa main et la mène le long de la rue principale vers le parc derrière l'école primaire, là où des buissons rachitiques et une herbe grise font office d'espace vert pour les habitants du bourg. Tout est noyé de la poussière brune que jettent en permanence les grandes cheminées sales s'abreuvant au ciel comme les gueules ouvertes, monstrueuses, d'un monstre mythologique. La ville étouffe progressivement sous cet insensible ensevelissement. Je sens en moi, depuis des mois, que mes réflexions s'engluent, que mes sentiments s'embourbent dans une mélancolie crasseuse, les jours s'enfoncent doucement dans cette vase impalpable, mélange de routine quotidienne, d'immuabilité des choses et de pollution noire.
Nell serre ma main d'un coup, enfonçant ses ongles dans ma paume. Je ne sursaute pas, je la regarde simplement retenir une larme qui brille au coin de l'oeil gauche. Encore ces angoisses qui reviennent, qui peuplent toujours davantage son esprit. Je laisse un doux baiser contre sa tempe, pour calmer sa frayeur. 
Je me demande ce dont elle se souvient des méandres brumeux de l'agonie, des déchirements de la maladie, des épreuves de la folie. Garde-t-elle quelque chose de ces semaines de tourment, de mes invocations, de mes imprécations, de mes feuilles noircies et renoircies, vendues au plus offrant, pour acheter les remèdes, pour payer les médecins... reste-t-il en elle ces échos de nuits sans fin, à souffrir pour elle, à mourir avec elle, veillant son corps décharné, son visage troué par la douleur, ses mains tremblantes agrippant les montants du lit ? Aujourd'hui impassible, elle est comme un miroir trop lisse, trompeur, derrière la surface duquel tant de choses passées exigent de renaître avec violence. 

Nous prenons place sur l'unique banc du parc dont la peinture écaillée se mêle au bois pourri. J'enlace sa taille et pose ma tête sur son épaule.

Et les vers me reviennent.
Impossible d'y échapper.
Mes mots fous remontent de la tombe, mes propres images m'obsèdent, et je cherche à comprendre encore, dans ces rythmes, dans ces phrases, dans ces déchirements poétiques, ce qui a pu changer la donne. Par quelle offrande ai-je bien pu inverser le cours des choses, devenir nécromancien, faire renaître les morts ?
Quelle est l'alchimie du verbe, miraculeuse, infernale, qui a rallumé l'étincelle de vie, qui a ramené mon amour ? 

Qu'ont fait mes mots pour accomplir ce monstrueux blasphème ?

Ni elle ni moi n'en savons rien. Nous nous agrippons l'un à l'autre, comme deux êtres naufragés, incapables de se porter seuls et supportant à peine d'exister à deux. Je me sens si faible dans cette ville mouroir, sur cette terre de cendres où s'enlacent les vies en fin de course.
Je résiste malgré moi à la valse lente des morts promises, des morts souhaitées, je désire un repos que j'ai refusé, que j'ai écarté et qui m'est désormais interdit. 
Condamné à vivre avec elle, pour elle, à lire en elle ce que nous étions et ne serons plus, je me demande combien de temps il me faudra durer.

Le ciel s'éteint d'un coup, le rouge meurt dans le noir nocturne.
C'est l'heure de rentrer.


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