mercredi 30 avril 2014

Moisson



On attrapait les fleurs volantes
Coupées par les têtes chenillardes
Les mastodontes d'acier rasaient la campagne
Et faisaient mousser l'air 

Poussière pollen on courait derrière les monstres
On attaquait les bêtes hurlantes
Qui sifflaient la moisson
Jouer attraper les herbes folles filantes

Tomber à terre dans la poudre brûlante
Marteler des poings, cogner pour rire
Se rouler dans le crin dru des champs
Entendre les hommes gémir

Sous le soleil fondu, souffler en cadence
Voir les regards des femmes guettant la tempête
Et toujours le lourd fracas des machines
Aux têtes avides dévorantes

Alors rire dans la tension du soir
Rire de se cacher de se chercher
Sous les foins, au seuil de la grange
Face au soleil qui tombe dans le champ

Un coup de feu partait au ciel
Claquait dans les étoiles naissantes
Pour sonner la fin du labeur
Nos rires s'étouffaient en bâillements

On rentraient bras fatigués
Mains blessées genoux sales
Le sourire au visage sous l’œil des mères
Le sourire las des enfants indomptables

Dans le lit c'était un dernier salut
Un caillou encore jeté sur une fenêtre
De la paille du jour retrouvée sous les draps
Et le sommeil trouble des rêves

mardi 29 avril 2014

Ah, on la connaît bien, on est de vieilles amies elle et moi, des plombes qu'on se fréquente, entre deux clairs de lune bien glauques, à mâchonner nos crépuscules de déprimes et suffoquer sous nos chemises. Elle m'a dans la peau, la garce.
Alors aujourd'hui, quand elle se pointe again, je la salue à peine. Elle s'installe là, près de moi, me grimpe le long du ventre, m'arrache la gorge à coups légers de griffe, et vient peser sur ma poitrine, indélogeable. Je la regarde, on se toise. Je lui souris.
Je te connais.
On me la fait plus.
Je sais que tu vas rester là, à dormir sur mon corps, à imprégner ma peau, à noyer mes poumons sous tes coups violents et tes caresses maudites, je sais que tu vas me respirer à petit coups, des coups encore, coups de stress, coups de blues. Tu vas m'absorber dans ta profondeur sans fond, étroite, me coincer là dans tes bras maigres, m'étouffer de baisers décharnés et je vais chercher mon souffle, chercher l'air qui s'échappe de ma bouche, pour le retenir, te l'enlever.
Corps à corps intime, dans la pénombre des paupières closes, à s'enfouir sous le drap pour y être mieux, plus au calme, plus seules dans nos luttes éprouvantes. T'affronter seule, te présenter mes larmes, ma rage, mon désespoir ; jeter dans la balance toutes les raclures du cœur, celles qu'on décolle après la peine, dans les grandes blessures rouges quand elles palpitent encore, celles qu'on ose à peine regarder mais qu'on récolte quand il le faut, pour grossir le rang.
J'ai mon armée d'horreurs à t'opposer.
Mais rien ne te change, rien ne t'émeut. Et quoi que je fasse, je me débats en vain contre ta poigne indifférente, presque joyeuse, quand tu joues avec moi. Moi la souris, toi le chat.
Nous prédatrices. Je me love en toi, j'essaie de t'amadouer. T'utiliser. Pour me foutre de tout, des autres, du monde, pour me battre résignée, croire que je suis tombée là, au fond, et qu'enfin sous mes pieds c'est autre chose que la tourbe imprévisible des bordels ordinaires.
Ah, toi et moi, on se connaît trop : je sais que tu me refuseras même ça. 
Allez viens, je t'accueille dans mon ventre, dans ma chair, dans ma tête. Je t'offre l'espace de mon être, je t'offre mes mots, des phrases nouvelles, juste sorties du tombeau, pour grignoter tout, te nourrir de moi, me verser dans un malaise tes nausées familières.

Angoisse, viens mordre à ma poitrine trouée et me percer les tempes. 




lundi 28 avril 2014

Le canal


Quand on marche près du canal, là où le flux métallique de l'eau part en courbes glaçantes contre les pontons noirs, on a toujours comme cet arrière-goût étrange, amer, désirable, qui palpite sous la langue et rappelle des contrées lointaines, aperçues en songe, échaffaudées en rêveries diurnes. Dans ces moments, je marche à peine, allégeant la pesée de mes pas sur le sol de bois et de béton mêlés, ralentissant la course de mes pensées pour saisir, d'un mot, ce je-ne-sais de magique qui surgit tout à la fois de ce paysage de banlieue désolé, du goût de l'eau mordant sur les planches et de l'odeur d'une agitation tout juste passée. Alors, il faut souvent que je m'asseye un temps, pour appréhender en moi ces sensations troublantes, lourdes, qui débordent et charrient tant de choses entrelacées, poétiques et nostalgiques, jusqu'à noyer les soucis quotidiens dans des certitudes poignantes et indicibles. Et, le crayon à la main, le livre ouvert sur mes genoux croisés, je laisse mon regard errer sur les pavillons gris, au-delà des murs qui bordent le canal, à la recherche d'un spectre ou d'une apparition, et j'attends le mot qui manque.
Une fois, j'ai entendu sur le pont en contrebas, sur le pont tout hérissé de lambeaux d'acier rongés par l'onde acide, un rire qui fusait d'un amas de blocs de pierre dissimulant à ma vue un être inconnu, improbablement là lui aussi, à quelques pas de moi. C'était un rire de femme, un rire moqueur et séduisant, dont la saveur sucrée troublait l'atmosphère hostile, comme gelée, des lieux. Ma méditation se brisa à cet éclat furieux de joie forcée. J'entendis aussi qu'on jetait des graviers dans l'eau impassible ; le bruit de ces chutes aquatiques nimbait d'écho nos deux âmes errantes échouées sur le bord d'un même canal, fausse coïncidence, en périphérie des grandes artères. J'entrevis la forme floue d'une conscience à la recherche, comme moi, de sensations autres, perdue dans des mots trop nombreux, qu'elle venait jeter à l'eau pour s'en défaire. J'eus la certitude troublante de côtoyer une âme poétique qui nourrissait sa mélancolie à la source de ce canal désaffecté.
J'avais fermé les yeux pour ne pas voir cette femme, pour l'imaginer seulement et frôler dans le silence bruissant de l'eau sa solitude, et l'imaginer, la façonner dans mon esprit, me délecter de son altérité indécidable. J'y ressuscitai un moment ma foi et quelques phrases me vinrent, que je laissai échapper, et qui tombèrent elles aussi dans l'eau comme autant de cailloux rugueux à qui je rendais une liberté. Je palpai la page blanche du livre sous ma paume et elle me sembla merveilleusement nue.
Aujourd'hui, personne n'habite en passager clandestin ma promenade baudelairienne. Il me faut inventer ceux dont je veux peupler mon monde.
En proie à une étrange sensation d'arbitraire, on peut alors se relever, marcher les mains dans les poches, la nuque tachée du couchant brun qui s'écoule au-delà des habitations et revêt la ville d'une poussière de terre brûlée. On peut tout faire advenir dans cet endroit déserté, fait pour des rêveries démodées. 
Comme souvent, j'arrache la page blanche et je la livre aux eaux. Elle gonfle, elle se tord, elle hurle sous le métal liquide des eaux sales. Elle engendre en se noyant quelques images nouvelles, qui surnagent un moment à la surface du canal et de mon imagination languissante. Je la vois descendre des rivières sans fin, se jeter au bout du monde dans des contrées exotiques, là où il y aurait encore des fleurs, des arbres, des couleurs et des femmes souriantes pour les arborer. 
Et c'est assez pour moi que d'imaginer ma page blanche se gorgeant de ces merveilles lointaines.
Alors on rentre vers la ville, on rentre dans la ville, on rejoint la grotte étouffante de l'humanité après une heure de vie.

dimanche 27 avril 2014

On était dans le lit tiède de nuit, doux de baisers, rêche de caresses. On voyait le rai du jour urbain percer au coin du lit, sur la couverture rejetée laisser sa tache claire et impudique. On sentait sous ses doigts le drap plié déplié froissé par les doigts, assoupi désormais, reposé. On entendait ailleurs la vie renaissante des autres et le balancier de l'aurore frapper ses tendres coups.

On rêvait à hier, à demain, on se nourrissait de visions, on était voyeur dans le lit plein d'ombres. On était l'esprit planant libre dans ses égarements délicieux. On devenait souffle inaudible dans l'autre souffle, étranger - deux souffles libres aventureux, côte à côte, lovés dans le jour nouveau.

On était arrêté, suspendu à cet instant-là. On referme les yeux pour le prolonger.

mardi 8 avril 2014

Balade

La pièce est assoupie, les lumières sont écloses dans les rues tardives. Des vitres parvient l'éclat du soir tombé, l'odeur de nuit promise. Je rêve.

Je vois un homme, grand, flou, ténébreux, je le vois marcher dans une rue pavée, j'entends résonner ses bottes sur la pierre glacée, je suis nue, mouillée, nimbée par la brume collante d'une mauvaise lune. L'homme vole dans la ville, rase les murs, trouble de son silence noir la lueur froide jetée d'en haut sur le trottoir, haleine livide des réverbères. Traversée murmurante, urbaine, où chaque pas appelle l'écho des rues, où les souffles courts du promeneur répondent aux grincements de la ferraille, aux éclats fugitifs des phares, aux claquements des portes dans les intérieurs.
Je suis, espionne, la longue silhouette qui se faufile et déchire la trêve nocturne, habite la nuit. 
Jouissance intime, excitation secrète, nous habitons tous deux l'arborescence bruissante de la ville. Je t'observe.

Où vas-tu ?

Les rails, sur les toits, passent en éclatants rayons dans ton champ de vision, parcourus de tremblements magnétiques. Les trains fusent sans prévenir, trouent le ciel et serpentent une seconde, longilignes, souples animaux fuyants qui n'emmènent personne vers les zones abandonnées.
Ils sifflent à peine et tu ne les regardes pas, tu gardes la tête mi-baissée vers le pavé, tête folle auréolée de boucles, tête assombrie coeur ployant foi tombée dans le caniveau de Londres.

Elle attend, au bout du chemin, vigie trempée, lumière noyée, ses cheveux blonds des ors mouillés patinés par la pluie. Elle guette ta réponse. Silencieuse, étincelle jeune encore et perdue, et amoureuse, bien sûr.

Elle voit l'homme, grand, flou, ténébreux, qui s'avance vers elle, qui épouse la rue, vole sur les pavés vers elle et absorbe, dans sa présence profonde, la lueur de toute chose.

Tu la vois s'étioler dans l'attente, diluer son être cher dans les larmes du ciel en discernant tes pas, en distinguant ton corps désiré. Dans ses yeux nous voyons toi et moi le bonheur qui dessine ses éclats brutaux, la joie qui appelle la joie, nous discernons nos pas qui s'approchent d'elle, nous distinguons notre corps dans son regard.


Ce sont des retrouvailles que je rêve, des promesses d'amour tenues, retenues sous cette eau noire par deux corps réunis.


Morne automne

C'était après une journée chargée, quand le soir s'amenait, poisseux, pesant, et s'étalait sur les bâtiments, les places, les jardins, et qu'on avait comme une vague nausée rentrée, qui s'agitait encore, et la barre lourde du front qui tombait dans les orbites.
C'était une fin de journée normale, éreintée, presque inerte, déjà trop remplie, figée dans l'immobile.
Le temps s'était suspendu à son déclin et maintenait l'humanité dans un fragile état de malaise.

J'allumai le poste, quittai le bureau un instant pour ouvrir précautionneusement le rideau. Un faible rayon gris tituba jusqu'à ma table de travail. Les notes de musique, effacées et translucides dans ce demi-jour poussif, tombèrent sur le tapis. Je notai avec amusement cette ruée au sol des choses, des êtres, cet appel du repos, cette gravité existentielle. 
Derrière moi, Masha lisait sans conviction un énième magazine.
Je tournai mon regard vers le gouffre au-dehors. Les immeubles reposaient, drapés de la poussière fade que jetait en glissant le soleil, par-delà les cimes de bitume. C'était impénétrable, inaccessible, sans rayure ; je cherchai la faille, ce qui déjouerait l'implacable sommeil du monde, quelque chose comme le grain de sable dans l'engrenage.
Tous les engrenages tournaient à merveille.

"Je peux changer de chaîne ?"

Un signe évasif de ma part, Masha se mit à jouer sans intérêt avec le bouton de la radio, égratignant à peine l'atmosphère surchauffée du conapt ; un bref remous de vie puis l'inertie molle du soir à nouveau.

Je m'échinai à chercher l'anomalie au-delà des vitres. Le balai des véhicules, avec ses mouvements d'automate bien réglé, jouait sous mes yeux ce va-et-vient écoeurant que rien ne venait perturber. Les trains aériens filaient indifférents. Indifférents les gens poussaient leurs existences sur les trottoirs roulants, marchaient dans les zones autorisées, marchaient d'un pas régulier qui se fondait dans les remous de la masse, s'oubliaient dans les autres. Ils épousaient le cadre, coloriaient sans dépasser.

Mon mal de crâne commençait à marteler au rythme de la ville s'éteignant. Je me passai la main sur le front pour chasser les assauts conjugués de la fatigue et du désarroi. 
Jamais je n'arriverai à finir.

Comme si elle lisait dans mes pensées, Masha lâcha la radio qu'elle triturait pour me demander : "Alors, comment avance ton texte ?"

J'eus la vision déroutante d'un texte s'effaçant, ligne par ligne, disparaissant dans la blancheur du papier, retournant à l'état libre, s'émancipant de la page. Je vis mes mots se mêler au rythme égal des jours, se défaire. Acquérir quelque chose de l'indéfinissable gris où baignait le monde derrière les vitres.
C'est cela qu'il me fallait dire. Comment ?

"Avec des mots qui dépassent." 

Je tressaillis. La voix de Masha avait quelque chose de métallique.

"Quoi ?
- Des mots qui dépassent, des phrases qui tranchent."

Je me retournai brusquement. Elle s'était approchée et souriait tendrement. Ses cheveux noirs frôlaient la ligne impeccable de sa mâchoire, soulignaient son visage fin et noble. 
Elle s'avança à peine. Je sentis sa main contre mon ventre, j'entrevis la lame dans sa main, je sentis la lame dans mon ventre.
Je tombai à terre, sur le tapis, dans les notes de musique éparpillées.