mardi 25 novembre 2014

Ravage


"... to Destruction", ©2014 offermoord, deviantart.com

Sais-tu ce qu'il y a de bouillant, d'invraisemblable, de confiné en moi quand tu apparais, quand ta présence jette une ombre désirable sur mon quotidien ? C'est comme une impuissance insupportable, une rage de vivre et de détruire, une déraison soudaine face à la lente progression du monde, face au cours indifférent du réel. J'ai des envies de déchirures, un besoin de dérèglement, de lent cataclysme, d'insoupçonnable écroulement. Il faudrait qu'on s'agite, que quelque chose de brutal et de nu se mette à trembler, à tout aspirer, à tout engloutir. Voir enfin le mur se lézarder.

J'ai besoin de sentir ce long frissonnement des choses, ce dérangement des êtres ; je ne peux vivre sans cette imperceptible sensualité du monde, sans cet imprévisible. Avec toi, la pression du réel sur mes mots se fait plus dure, plus vraie, plus vivante. Je sens, j'espère, j'attends, je souffre, je pleure, je ris, je me perds et me noie ; je vois. Je suis.

Au-delà du bois, vers l'horizon ambré, les nuages déchirés s'ouvraient sur la Porte. Les vaisseaux fusaient à travers l'orifice géant, laissant une griffe vaporeuse fichée dans la toile du ciel. On aurait dit comme un feu d'artifices imprimé sur un voile translucide, rougeoyant, tendu au-dessus de la ville avec un imperceptible frisson qui lui donnait quelque chose de vivant et de douloureux. Je voyais une pulsation se propager par endroits, retourner au néant temporel, et jaillir à nouveau dans une direction nouvelle, au rythme des mouvements du trafic, avec parfois comme des hoquets inquiétants, un dégoût ou un trop-plein.

Je pensais que tu faisais peut-être partie de ces particules dorées tournoyant au bout du ciel ; qu'avec tes espoirs tu avais pris la route de l'espace en trouvant ta place dans ce ballet poudroyant. Et que, sans cesse, tu allais et venais dans la sphère brûlée de la Porte, pour me rappeler ta présence et me dire que tu étais là, malgré tout.

Et il y a avait en moi comme un désir de dérégler cette mécanique, de briser l'indifférence des autres jouant leur partition envers et contre tout ; je sentais que bientôt, quand j'aurais terminé mon initiation, il me faudrait provoquer l'accident, être le grain de sable qui enraie les rouages, et défaire l'écheveau, éparpiller les êtres.

Amener un peu de cette rage qui me possédait aux autres, et les libérer de leurs certitudes trop répétées. Bousculer. Révéler. Mordre à même la peau, arracher quelque chose de vivant.

Bientôt, le ravage.

dimanche 9 novembre 2014

Diamonds

 

À certaines heures du soir, la fatigue s'approche, rôde et nous flaire. Elle s'insinue vaguement sous nos peaux, elle prend part à nos gestes et nous fait éprouver la pesanteur. Et surtout, par hasard, elle nous libère, rompt les amarres. Le flou peut s'installer, nous ronger sympathiquement, nous faire perdre l'équilibre. Tout pousser dans une molle lassitude, doublée d'une lucidité hallucinée. Quelque chose de transperçant émerge alors de cet informe laissez-aller, de ce lâcher prise. Pas une certitude, non. Pas une vérité non plus. Mais le sentiment d'une présence, comme le goût désirable d'une proximité. On est sur la voie.

Le bout de la route, bien sûr, échappe - pour notre bien. Mais ce souffle imperceptible, qu'on retient, cette pause que fait la vie, entre deux regards fixes habités de fantômes, c'est quelque chose de magique, un peu de poussière de fée qui nous tombe dessus et rend les choses translucides le temps d'un battement de cœur. Transparence, clarté, où l'on devine que se cache davantage ; comme l'envers du monde un moment éclairé, l'existence enflammée de l'intérieur, et qui brûle, se consume et jette sur nous son rayon nu. Et l'on voudrait soulever le coin du rideau, se brûler les rétines à la chaleur du feu. Mais non, on observe le spectacle d'ombres, on déchiffre un je-ne-sais-quoi qui passe bien vite.

On est poète, on est voyant dans une chambre nocturne, aux heures de transe.

jeudi 6 novembre 2014

Boucles

"Spiral", ©2012-2014 synth101, deviantart.com
"Spiral", ©2012-2014 synth101, deviantart.com
 

Oui, je sais bien que je t'écoute en boucle depuis hier. Je sais bien que le ressassement, les boucles, les rouleaux qui se déroulant s'enroulent toujours, les cercles, les rondes, je tourne en rond, c'est mon truc, j'y suis à l'aise comme un poisson dans l'eau. Mais justement, en ce moment, j'avance (j'essaie), je romps la ronde horrible des jours semblables, des angoisses résistantes. Et parfois, juste un moment, il faut quand même s'autoriser à lâcher, parfois alors des larmes coulent, presque ignorées, tant on les connaît. Elles ne sont plus tout à fait les mêmes qu'avant, mais elles me ramènent encore à des gouffres de doute, des horizons déployés où se fondent incertitudes, espoirs, recherche d'une transcendance et désir d'arrachement. Désormais, je musèle mes élans. Je crois qu'ils sont plus nocifs qu'autre chose ; que je n'ai plus besoin de me jeter d'en haut du ciel, de tout remettre en cause pour me sentir vivante, de détruire pierre à pierre ce qui se construit, malgré moi, dans le sillage de ma vie.

Seulement un tout petit instant, aujourd'hui je prends un tout petit instant pour déprimer.

Sans mélodrame. Juste une fatigue logée au front, les yeux brillants, des regards perdus vers les fenêtres qui découpent le ciel. Je pense un peu, trop, à toi. Parce qu'il faut bien dire que tu es là, tu es prêt à l'emploi, facile d'accès, disponible pour des fantasmes bien tranquilles au demeurant. Tu cristallises un besoin de rêves, carrefours de chemins à venir, pas encore tracés. C'est pour ça sans doute que j'arpente le croisement des routes à travers ton visage. A travers tes gestes, tes mots, tes pensées dérobées, tout ce que mon être peut inventer du tien, tout ce que je peux mettre dans l'altérité que m'oppose un homme.

Déprime douce, chaude, poétique. Déprime frisson des jours déclinants. Déprime intime, seule avec moi, dans une grande chambre à moi. Déprime qui sent bon les vêtements portés, les choses possédées depuis longtemps.

Déprime, mon chez-moi.

C'est un peu ça, oui.

mardi 4 novembre 2014

I see fire

freedom_by_iamkatia
"Freedom", ©2005-2014 iamkatia, deviantart.com

Peaux touchées, souffles ensemble, dans la grande perspective du jour qui tombe, dans le soir qui meurt et nous éteint. Poussée d'un autre, chaleur humaine, manque encore et manquera toujours, et peut-être avec toi, l'assoupissement du coeur, le silence un instant, avant de chavirer encore. Tout vibrer. Tressaillir.

Dans les notes, dissolution intime. Pulser à deux, tournoyer dans l'entre-ombres du lit, penser à avant, croire à plus tard, être là, pour une fois. Corde grattée, égrenée, caressée, tes yeux noyés, ta bouche noyau de ma conscience mourante, tes mains eau courante fuyante brûlante desséchante exaltante.

I see fire.

I see fire.

Il m'en faut plus. Sentir ce déchirement brut, cette rage de vivre, aller à l'excès, vivre par-delà ; renverser. Je veux ma vie renversante. Besoin d'à-coups, effondrements exaltations. Détours quotidiens, et certitude intime, toujours, doucement là, malgré la poussière de l'habitude, malgré la crainte de l'enlisement.

Jamais, jamais plus sais-tu je ne serai perdue, plus jamais je ne serai absente. Je me battrai pour exister. Refus de fonctionner.

Dysfonctionner, exploser, se faire mal, heurter, exploser, et savoir pourquoi

chaque jour

continuer

Je dois savoir. Je dois pouvoir croire.

Tu fais partie de cette bouleversante altérité. A distance, reste loin, que je puisse te découvrir longtemps. Échappe-moi, que nous puissions jouer ad vitam

Eternam

Et je saurai alors si le jeu en vaut la chandelle.

C'est fini, comprends-tu ? On ne peut plus faire comme si cela suffisait. Il en faut plus. Je suis prête à me disperser, à me mettre en jeu. Pour vivre vraiment. J'entre sur la piste, je marche avec vous, je suis le chemin, je divague, je traverse n'importe comment, mais je suis là, j'ai cessé d'observer sur le bas-côté passer les existences des autres.

Pour quel voyage ?

Liberté.

 

lundi 20 octobre 2014

Abandon

 "First floor", ZerberuZ
"First floor", ©2012-2014 ZerberuZ, deviantart.com
 

Aujourd'hui, j'ai besoin de Versentre. Il y a en moi un désir de coussins, de plaids, de feu de cheminée, de chat à cajoler, de cou à embrasser, de chaleur humaine. De réconfort. J'ai besoin de réconfort. Avancer dans le doute, sans cesse, malgré vents et marées, aller à contre-courant, braver les vagues, sourire, assurer la prise, vouloir lâcher, ne pas pouvoir. Tout cela, c'est le vent hurlant qui me pousse dans le dos, la main invisible qui pèse sur mon épaule, qui appuie sur mon cœur, qui me coupe le souffle et laisse pourtant parfois la pression retomber, le temps pour moi de lâcher un hoquet

Et de recommencer.

J'image une pièce tout en longueur, avec des tentures, des tapisseries, des flammes à peine mouvantes, des bougies, une odeur de musc et de cèdre, des fenêtres embuées, une harpe qui joue, seule, dans un coin, et quelques livres aux reliures de cuir, éparpillés sur le sol dallé.

Je vois une femme en robe pourpre, col d'hermine, les cheveux lâchés, noirs bien sûr, boucles en cascades sur une poitrine blanche. Livide. Les lèvres pâles. Les yeux noirs dans le vague. Il y aurait comme un parfum d'attente et de désespoir qui flotterait sur la scène. On sentirait la peine et l'angoisse surtout, lancinante, noyant cette silhouette étendue dans le tissu sombre d'une méridienne. Je crois qu'il faudrait beaucoup de courage pour rester là, accepter cette douleur flottante, éprouvante, et continuer à regarder cette femme, à noyer son regard dans ses cheveux d'encre et ses prunelles de cendre.

Je resterais, moi, à l'envisager, dans sa pose alanguie, dans son délassement incertain, inquiet, dans son attente démesurée. Je ne prononcerais pas un mot, mais je ne pourrais m'empêcher de chercher ce qui arrête le temps dans cet antre doux et moelleux, dans ce salon délaissé et perdu. Je chercherais peut-être à lui faire tourner la tête, ou seulement le regard. A pénétrer sa fragilité de poupée glacée.

Il y aurait peut-être un veston d'homme abandonné dans un coin, noyé de poussière grise. Et on pourrait croire alors, si l'on voyait ce veston, et si l'on faisait preuve d'imagination, si l'on se vantait de pouvoir sinon lire, du moins inventer les êtres et leurs plus intimes pensées, leurs secrets fugitifs, on pourrait à cette condition croire que le temps figé sur la scène aurait à voir avec un banal veston de laine grise abandonné dans la poussière.

Si j'avais cette assurance de celui ou celle qui dit les choses, qui les crée, je pense que j'y croirais moi aussi, à ce vêtement abandonné qui arrête le temps. Car ce serait la seule explication.

Le départ. L'abandon.

Il faudrait croire à ce veston, pour être sûr de saisir. Parce que les mots veulent toujours croire qu'ils ont compris.

Mais après tout, vous pourriez tout aussi bien lire la page entrouverte d'un vieux roman sentimental, arrachée par d'anciennes querelles d'amants, béant là, sur le marbre. A terre. Vous pourriez trouver la clef du temps dans un portrait d'enfant, au mur, souvenir poignant, portrait d'enfant parti, parti trop tôt, et qu'on aurait gardé là pour empêcher l'oubli ravageur de faire son œuvre.

Il y a dans cette scène tant de raisons à l'abandon. Tant de choses pour expliquer ma longue et lente disparition

Dans la pourpre d'une robe

Dans le tissu sombre d'une méridienne

Dans la clarté molle des flambeaux et l'ombre insidieuse du temps

Qui vient qui passe

lundi 13 octobre 2014

In aeternam

"Requiem", ©2011-2014 telthona sur deviantart.com 
"Requiem", ©2011-2014 telthona, deviantart.com

 Et des cafés alignés sur un bord de fenêtre, jours l'un derrière l'autre, en file indienne.

Une informe pesanteur appuie sa chair molle au bureau, souffle les copies. Une liste de tâche s'agite dans un coin de l'écran. On voudrait faire cesser le monde dans une seule apnée, le retenir avec passion, l'écarter sans ménagement - et s'en repaître seule, ou avec quelques autres seulement. Des autres choisis, des partenaires de vie tombés là dans une existence déjà effilochée, crevassée, mais parfois douce aussi, et caressante.

Le livre repose à droite, près d'un carnet béant et d'un vieux feutre. Les arbres immobiles veillent derrière les fenêtres. Il y a dans la lumière comme un nouvel ennui et une infime tendresse. Comme une ironie tempérée de promesses.

Alors je reprends le livre, je le ferme, je range tout et ne reste sur la table en bouleau, impeccable, qu'un trombone égaré qui a perdu ses feuilles.

vendredi 10 octobre 2014

Versentre


Versentre est mon royaume, mon domaine, mon terrain d’écriture
mon rêve en transe, ouvert à tous
mon horizon fantôme, ma rage de mots
ma merveille intérieure
Versentre mon labyrinthe aux pensées noires, nues et luisantes
Ma maison, mon antre
Où brûlent les phrases dans le jour transparent
Où le jour brûle comme une cigarette
Mon éclat dévorant
Versentre la Présence qui palpite, je suis toujours là, je veille
Je ne te quitte pas
Jamais

Versentre a l’odeur de poussière d’un livre abandonné
L’odeur des murs abreuvés de soleil
L’odeur du métal chauffé à blanc
Qui agresse
L’odeur des nuits de pluie et de bitume
La couleur du monde, gris, rose,
Couleur de l’aurore mort-née
Toujours recommencée

Mémoire en souffrance, étoiles latentes
Versentre a cette douceur de peau interdite
Le velours des phrases volantes sur la page
Le goût des larmes dans la bouche
Le goût d’une angoisse qui mord
D’un baiser qui déchire

Approche, regarde, palpe,
Fais défais
Trace ta route
Versentre éparpillé est mon corps à arpenter
Qui existe depuis toujours
Qui vient juste de naître

Tout au fond, tout au bout
De Versentre
Il n’y a plus de
Mots
Mais un silence
Incroyable
Où nagent les fulgurances
De l’âme
Dans un océan de choses
Insaisissables

vendredi 11 juillet 2014

B-N-F


Deux fois en six jours que j'arrive avant l'ouverture de la BNF... il se passe quelque chose dans ma vie. 
Alors, le casque sur les oreilles, les doigts agités au rythme d'une musique soigneusement accordée à l'humeur boudeuse du jour, je me pose à Exki, je commande un café (qu'il est pas cher quand on le prend avant 11h alors c'est vraiment chouette), et je bouquine ou je pianote, au choix, en attendant que se réveille le monstre-aux-livres, pas loin. Et quand, la gueule bâillante, les griffes détendues, les rayonnages frémissants, l'immense caverne de métal aura vaguement émergée du sommeil des mots, déjà assaillie par les thésards en manque du Rez-de-jardin, alors j'irai m'engouffrer dans ses entrailles, arpenter ses halls immenses, ses volumes effroyables et mégalomanes, j'irai me perdre dans ce palais multidimensionnel !
Et travailler, si le coeur m'en dit. 

Digérée lentement par la bête, je m'absorberai dans un livre, je verrai les heures filer, pâlottes et taquines, sous les baies vitrées crasseuses où s'efface le vert des arbres, devenu opaque et glissant de pluie. 
Une épaisse langueur, nourrie de tapis rouges foulés par d'innombrables pieds, pèsera un peu plus sur mes épaules fatiguées. Le bruit des doigts sur les claviers martèlera mes tempes et se mêlera au bruit des gouttes lâchées du ciel par quelque farceur hydrophile.

Et vous, que ferez-vous aujourd'hui ? 

jeudi 12 juin 2014

Au jardin

A l’entrée du café, sur une chaise bancale, c’était un homme d’une soixantaine d’années qui regardait les pavés, les gens sur les pavés, les gens qui passaient et repaissaient dans le chas de l’aiguille existentielle le fil étriqué de leurs vies.
L’homme avait les cheveux blancs, le teint hâlé, une barbe de quelques jours et un léger strabisme. Il portait des lunettes : une paire sur le nez, une paire pendant au cou et, sur la table sale du café, des lunettes de soleil coincées dans un livre ouvert – de la poésie.
Il semblait désireux de converser avec quelqu’un, l’un des clients en terrasse, ou peut-être une jeune fille passant jupon volant sur le trottoir. Quelque chose de la joie de l’été descendait sur son visage, l’animait d’un sourire et restait un moment, entre la fossette du menton, les pommettes hautes et l’angle de la mâchoire. Ca traînait, ça repartait, ça revenait.
Autour, une confusion futile de marmots braillant, de poussettes, de glaces et de couples en shorts et tongs. Un peu de la poussière du Jardin des Plantes, tout près, s’échappait du parc pour coller aux orteils.
Je ne pus que sourire. A son sourire je ne sus que sourire. A quoi bon la méfiance et l’aigreur parisiennes sous le doux soleil de juin ? Chaleur estivale, naissante encore, en bourgeon : c’est une invitation aux mots.
Mots oraux.
Dialogue.

samedi 24 mai 2014

Requiem


A écouter le requiem de Brahms en boucle depuis trois jours, il vous vient de drôles d'idées et d'insaisissables nostalgies. D'où, un samedi matin, l'envie de revenir sur... quoi ? Six ans de blog, déjà ? C'est à peine croyable. Six ans largement discontinus d'ailleurs, parsemés de longs silences difficiles, car souvent lorsqu'on se tait, c'est moins parce qu'on n'a rien à dire que parce qu'on ne sait plus dire. Étrange de relire ces morceaux de textes, ces portes ouvertes sur des univers entraperçus, des personnages tirés du néant par une vision d'un soir, et ensuite laissés là, sur une page virtuelle, en attente. Figés. J'ai le sentiment d'avoir autrefois bien plus aimé les mots qu'aujourd'hui - ou plutôt, de leur avoir fait davantage confiance. Ces derniers temps, il faut bien que je leur cède, que je les laisse s'écouler à travers moi, parce que c'est ma seule porte de sortie et que j'en ai besoin. Mais tout finit toujours par tourner autour de rêveries pseudo-autofictionnelles à tendance fortement dépressive ou, tout au moins, désabusées. Je connais mon mal, j'en suis consciente !
Je me dis que c'est en attendant autre chose. 
Et que les mots, quels qu'ils soient, quand ils semblent justes et qu'ils portent, quand ils sonnent justes, sont déjà justifiés.
A relire ces anciens posts, je me rends compte, avec un réel amusement, de tout le temps passé ; je me plonge dans ces textes comme dans ceux d'un autre, je redécouvre quelqu'un, derrière les phrases, qui n'est autre que moi, mais qui n'est plus moi. C'est replonger dans les années de prépa et leurs exubérantes rêveries, leurs perspectives d'avenir ouvertes, trop ouvertes. 
J'y lis bien plus d'humour qu'aujourd'hui, j'y trouve plus de légèreté, de l'insouciance doublée pourtant de certaines certitudes - de convictions, plutôt. D'un sentiment de liberté, également. Toujours oser. 
C'est revenir aussi sur ces années desséchantes, où je n'écrivais plus. Depuis quelques mois, quelque chose s'est débloqué ; j'ai accepté de chavirer et l'instabilité, la fébrilité, l'hypersensibilité, la tristesse sont parfois le lot de ce tangage dont je ne voudrais pourtant pas me défaire. Ça fout pas mal de choses en l'air, ça me troue le ventre d'angoisses, ça fout le bordel mais c'est vivant. 
Incapable, je suis incapable d'écrire dans la sérénité. Le calme, le bonheur, l'euphorie satisfaite, les rails déroulés tout droit jusqu'à l'horizon, l'équilibre des jours, la coïncidence intime, tout ça me plaque au sol. C'est parfois agréable, parce que je m'oublie moi-même et je peux refuser de penser à ce qui importe le plus, à ce que je sais être le plus important : écrire.
Parce que je me décharge sur la routine du risque (et du plaisir) des mots.

Alors ces derniers temps, ça se bouscule, les larmes coulent un peu plus souvent, les enguelades reviennent, les doutes et l'angoisse me foutent pas mal la gerbe, le boulot avance mal, les éclats de rire succèdent aux pensées noires en un rien de temps.

Mais au moins j'écris.

jeudi 22 mai 2014

Il avait du travail. Les rayonnages de livres le regardaient d'un air soupçonneux, les tables jonchées de feuilles et d'ouvrages ouverts lui reprochaient silencieusement sa rêverie solitaire, si douce dans le début d'après-midi pluvieux qui versait sur la ville une chaude indifférence de printemps. Le temps n'importait plus vraiment, toutes choses étaient égales par ailleurs et il pouvait sans trop de culpabilité abandonner la liste de tâches du jour pour un morceau de musique, une envolée de mots lâchée sur l'écran, des pensées errantes incitées à l'errance.
Il avait la sensation que peu de choses importaient vraiment d'ailleurs, hors de cette intimité nourrie de lui-même, hors de l'espace fécond de son imagination enfin radoucie, enfin tendre et même encore un peu fébrile après ces quelques semaines de navigation en eaux troubles. C'était difficile de lutter contre cette délicieuse dérive qui paraissait si juste, si légitime et dont il goûtait la vérité bien plus que pour tout ce qu'il aurait pu (dû !) faire d'autre ce jour-là.
Car aujourd'hui, un certain discernement, comme une sensibilité particulière, le cernait, l'habitait et le définissait. Le spectacle des gens dans la rue, dans le métro, prenait un relief singulier, et il voyait les accrocs du quotidien par où les fils se cassaient, se mêlaient et s'accidentaient. Il savait que ces éclats imprévisibles et cette sorte de transparence du monde étaient plus importants que tout, et qu'ils valaient bien qu'on délaisse quelque temps ce dont la raison, le devoir et toute l'urgence du monde exigeait qu'on s'occupe. 
D'où le vague sourire aux lèvres et une bienheureuse sensation de lucidité.
D'où le manque de concentration et l'horreur de l'horloge avançant, imperturbablement et imperceptiblement.
(Amen !)

mercredi 21 mai 2014

La maison

J'étais devenue une pièce ouverte aux quatre vents, un lieu ballant, brinquebalant, aux portes et fenêtres claquantes, aux rideaux envolés, traversée par les autres, et ne sachant plus qui habiter. Certains passaient au loin et détournaient à peine le regard de ma terrasse mangée de mousse, faisaient le tour par le sentier grimpant dans le jardin, et je ne les revoyais pas, ils marchaient le long de la plage en contrebas. D'autres jetaient un oeil curieux et venaient près, plus près, regarder à l'intérieur, jeter une poignée de sable sur le carrelage mat, écouter crisser sur la surface nue les grains translucides, déjà mouillés d'embruns, puis repartaient, quelquefois avec d'imperceptibles regrets. Mais nombreux étaient ceux qui s'aventuraient dans mon antre, qui franchissaient les seuils multiples dont j'étais bordée et frôlaient les meubles, contournaient les chaises éparses, étreignaient qui un fauteuil, qui un coussin abandonné, et prenaient leurs aises dans la pièce, s'y sentaient bien. Du moins, je crois. 
Je me nourrissais de ce fourmillement d'âmes connues et inconnues. Je sentais ce lent balancement des vies, accrochées les unes aux autres, et qui réclamaient de l'attention, une caresse, un baiser, de l'amour. J'accueillais des naufragés par centaines, qui se retrouvaient là, dans la pièce unique, dans la pièce immense ouverte aux quatre vents.
Ouverte à eux.
C'était ma jouissance intime, mon plaisir inquiétant, que d'être ainsi peuplée des autres, de me laisser ainsi envahir des joies, des craintes, des désirs des autres. La foule obscure tapissait mon intérieur, devenait elle aussi mobilier pour accueillir de nouvelles errances venues à leur terme. C'était quelque chose d'une commune nécessité qui nous rassemblait là, qui les rassemblait en moi et leur donnait prise, leur offrait de s'arrêter un moment.
Je sentais avec force combien je leur étais nécessaire, combien mon nid de bord de mer leur était un refuge obligatoire dont ils ne parviendraient pas à s'arracher. Je jouissais de cet emprisonnement volontaire où ils se jetaient, car j'en avais besoin, je devais nourrir ma solitude et m'emplir de présences. Il me fallait à tout prix oublier la vieille maison désertée, l'intolérable sentiment de moi-même et de mon abandon. Me jeter dans l'ailleurs, dans l'altérité merveilleuse du monde et noyer à coups de transgressions, en offrant mes frontières, en permettant qu'elles soient inlassablement violées, la conscience opaque que je portais douloureusement.

Quand tous furent arrivés, je laissai la mer se porter jusqu'à mes murs de pierre, et tous entendirent la nuit qui se resserrait et nous étreignait tous ensemble, en ce lieu magiquement présent, étrangement hanté, où les échos des êtres se rencontraient sans cesse et s'invitaient à céder mutuellement à l'oubli de soi-même.

Et je sentis mon corps, mon esprit, ma vieille carcasse désuète, se disloquer sous les assauts des autres ; je sentis que je m'effritais dans les mots et les douleurs des autres, et qu'on ne m'épargnerait pas. Et que je ne voulais pas être épargnée.
Je voulais disparaître dans cette trouble multiplicité, me fondre dans le nombre.

Mourir sous le nombre.
Vivre dans le nombre.

samedi 17 mai 2014

Nothing else matters

Rongée, fatiguée, épuisée. Vacarme intérieur, bordel immédiat. Instables incertitudes, vastes bourbiers épuisants, sentiments à la dérive, malmenés, détournés, reprisés, abandonnés. Îlots pour souffler, juste un temps, apnée à nouveau et malaise, et mal-être, et peur enfin, qui plane au fond sous les remous.
Devise, accordes-y de l'attention. Réfléchis. Arrête. Laisser faire, prendre prise. 
Rechercher une ligne droite ou presque.
Échouer.
S'échouer. Trouver une rive. Un bord. S'agripper. 

jeudi 15 mai 2014

Au loin, derrière les cheminées d'usines, rougeoyaient les braises du couchant dont le tapis pourpre écrasait la ville. Je tirai sur ma cigarette avec avidité, me brûlant les yeux à ces lueurs d'enfer. La poix noire s'échappant des toits m'oppressait et jetait sur mes pensées sombres quelque amertume supplémentaire et une pointe d'angoisse.
J'attendais Nell devant l'épicerie du coin et je remuais en moi de vieilles tristesses rebelles et périmées. Des fragments d'histoires ébauchées bien des années auparavant me revenaient comme des fantômes étrangers, j'essayais de retenir un moment le souvenir de ces nuits passées, à la lueur d'une mauvaise lampe, sur la table tâchée d'encre, la plume à la main, l'épuisement dans l'âme, à écrire pour rattraper le fil déchiré d'une vie.
Pour garder Nell auprès de moi.
Nell était partie.
Nell arrivait au croisement et me rejoignis devant l'épicerie. Elle m'embrassa l'air soucieux. Je regardai ses boucles brunes et argentées, sa peau trop claire, ses lèvres trop fines et ses oreilles minuscules, nichées dans la belle chevelure. Le front plissé, elle semblait torturée par une inquiétude muette, sans chercher à dissimuler son doute. Son regard interrogateur se posa sur moi et me transperça, froid, trop froid, pour que je puisse oublier que Nell était vraiment partie.
Bonjour, ça va ?
Un furtif baiser déposé sur sa joue, elle détourne la tête. Quelque chose la préoccupe, j'essaie d'accrocher un sourire sur ce visage aimé. Je n'arrive plus à lire en elle.
Je prends sa main et la mène le long de la rue principale vers le parc derrière l'école primaire, là où des buissons rachitiques et une herbe grise font office d'espace vert pour les habitants du bourg. Tout est noyé de la poussière brune que jettent en permanence les grandes cheminées sales s'abreuvant au ciel comme les gueules ouvertes, monstrueuses, d'un monstre mythologique. La ville étouffe progressivement sous cet insensible ensevelissement. Je sens en moi, depuis des mois, que mes réflexions s'engluent, que mes sentiments s'embourbent dans une mélancolie crasseuse, les jours s'enfoncent doucement dans cette vase impalpable, mélange de routine quotidienne, d'immuabilité des choses et de pollution noire.
Nell serre ma main d'un coup, enfonçant ses ongles dans ma paume. Je ne sursaute pas, je la regarde simplement retenir une larme qui brille au coin de l'oeil gauche. Encore ces angoisses qui reviennent, qui peuplent toujours davantage son esprit. Je laisse un doux baiser contre sa tempe, pour calmer sa frayeur. 
Je me demande ce dont elle se souvient des méandres brumeux de l'agonie, des déchirements de la maladie, des épreuves de la folie. Garde-t-elle quelque chose de ces semaines de tourment, de mes invocations, de mes imprécations, de mes feuilles noircies et renoircies, vendues au plus offrant, pour acheter les remèdes, pour payer les médecins... reste-t-il en elle ces échos de nuits sans fin, à souffrir pour elle, à mourir avec elle, veillant son corps décharné, son visage troué par la douleur, ses mains tremblantes agrippant les montants du lit ? Aujourd'hui impassible, elle est comme un miroir trop lisse, trompeur, derrière la surface duquel tant de choses passées exigent de renaître avec violence. 

Nous prenons place sur l'unique banc du parc dont la peinture écaillée se mêle au bois pourri. J'enlace sa taille et pose ma tête sur son épaule.

Et les vers me reviennent.
Impossible d'y échapper.
Mes mots fous remontent de la tombe, mes propres images m'obsèdent, et je cherche à comprendre encore, dans ces rythmes, dans ces phrases, dans ces déchirements poétiques, ce qui a pu changer la donne. Par quelle offrande ai-je bien pu inverser le cours des choses, devenir nécromancien, faire renaître les morts ?
Quelle est l'alchimie du verbe, miraculeuse, infernale, qui a rallumé l'étincelle de vie, qui a ramené mon amour ? 

Qu'ont fait mes mots pour accomplir ce monstrueux blasphème ?

Ni elle ni moi n'en savons rien. Nous nous agrippons l'un à l'autre, comme deux êtres naufragés, incapables de se porter seuls et supportant à peine d'exister à deux. Je me sens si faible dans cette ville mouroir, sur cette terre de cendres où s'enlacent les vies en fin de course.
Je résiste malgré moi à la valse lente des morts promises, des morts souhaitées, je désire un repos que j'ai refusé, que j'ai écarté et qui m'est désormais interdit. 
Condamné à vivre avec elle, pour elle, à lire en elle ce que nous étions et ne serons plus, je me demande combien de temps il me faudra durer.

Le ciel s'éteint d'un coup, le rouge meurt dans le noir nocturne.
C'est l'heure de rentrer.


mercredi 7 mai 2014

Born survivor

Journée de gris sale barbouillée d'états d'âmes en vrac, qui s'échappent par tous les bouts. Jour d'humeur indécidable, va-et-vient fébrile entre revendications hystériques, rages mal digérées et rêveries fumeuses. Casque sur les oreilles, métro, gens, regards, à travers les couloirs d'une vie toute d'incertitudes, stations délabrées, stations douloureusement habitées, stations entrevues jamais atteintes, quelques coins d'escaliers où l'on se rend stone ; et l'envie de défendre contre tous ce labyrinthe à moi.
Ciel d'orage, mouvant, profond, qui s'écharpe, qui crève sur la BNF, répand ses longues entrailles grises et blanches sur nos têtes inconscientes - sur leurs têtes aveugles, moi je lève les yeux. Sentiment d'absorber le monde, d'avoir le monde tout en moi et de digérer dans un méli-mélo d'émotions contraires une sorte de vérité impalpable, fantasme du poète inspiré qui se shoote à coups de révélations incommunicables. On retape sa tour d'ivoire, on rafistole les trous de la charpente pour se cramponner à son logis intérieur avec un reste de savoir-vire.
Se couler dans le flot fusant des images possibles, gambader à l'aise entre les mondes, j'ai comme une fatigue hallucinée qui me colle à la peau qui aplatit tout, me jette à terre, là où les vieux démons guettent. Alors : des mots échangés, des drames personnels qui circulent en flux continu et imprègnent le tissu fragile du réel, qui le rendent innombrable.
Comme une fissure qu'on pressent, qu'on recherche, qu'on aggrave, qu'on travaille au corps à corps pour lui faire rendre toute son âcre tristesse. Jeu de forces, faut savoir parier pour perdre, jouer à qui morflera le mieux, à qui jouira en premier du désespoir à deux balles qu'on aime tant, qui ne nous lâche plus et qui bâtit en nous des citadelles d'outre-monde, architectures torturées de désirs et d'effrois désirables. 
Se mettre en jeu prendre le risque du malheur vouloir sentir à en crever
perdre sa carapace d'ennui
craquer l'allumette et foutre le feu

mardi 6 mai 2014

Tides of time

Trois gouttes d'encre sur la page, trois larmes tombées dans la nuit à travers le filet lâche de mes pensées. 
Trois fois le tour de ton corps, trois fois la lame aiguisée des souvenirs qui vient fouiller le coeur, remuer l'intérieur.
Trois lignes en fragments qui pointillent sur la page, destins à peine tracés, non fléchés. Trois flashs de musique qui viennent cramer la tête, assourdir la conscience, tromper l'attente. Accrocher le regard et griller les rétines dans un dur abandon des sens.
Encore une fois, encore une, à ressasser tout ça - à oublier tout ça en dansant, en jetant des morceaux de moi là, au milieu des gens, pour tout habiter, pour dévorer les autres, me rassasier enfin - jamais ? de mon besoin des autres.
Trois sourires échangés dans un clair obscur de stroboscopes, et le rail tortueux de mes désirs qui se courbe, qui s'hérisse et poursuit tout délirant sa course aux dérives profondes.
Trois notes, trois mots, des mots encore par centaines - qui effacera le plus vite ton visage qui saura tant triturer ton souvenir que tu disparaîtras dans le noir des rythmes, dans le souffle humide de la foule et son agitation glaçante.

Désarticule à travers l'orage grondant des sons, ploie l'échine sous la caresse brutale des notes. Trois fois remets en jeu tes certitudes et brille dans le noir, brillons du noir si dur si froid si beau, je veux brûler tes étincelles. 

Danse la courbe du réel qui se cambre, qui vrille et craque.
Attrape-moi.

jeudi 1 mai 2014

Aperçus

Des scènes de beuverie lasse dans une auberge mal famée, ou une séance de cinéma entre deux amants tranquilles et tristes, qui ne se parlent plus. Un coin de tapisserie racontant les exploits perdus d'un sombre chevalier errant. Une atmosphère lourde, étouffante, où pèse une musique violente et où s'acharnent les corps à se rencontrer encore - peut-être un souterrain où on s'éclate dans les rave parties du futur. Une scène de soleil levant sur un lac endormi, qu'observe un seul témoin perdu dans ses rêveries, avec aussi sans doute, quelque plume à la maison, où le coeur à l'orage. Ou bien plus vaste, plus grand, plus ambitieux : une histoire de lecture effrénée, dans une bibliothèque où pourrissent les livres, où la page tourne sans qu'on ait plus besoin de la tourner, où le temps attend l'oeil qui lira la fin, pour déclencher son sortilège séculaire.
Un vaisseau venu d'ailleurs, transportant une cargaison d'extraterrestres bien comme il faut, incompréhensibles et affreux. Une langue à décoder, à apprendre, pour communiquer. Une langue inconnue qui s'empare de la Terre, se répand comme un poison,  parasite les hommes... Un langage qui nous détraque et parle à travers nous. Qui nous parle.
Ou encore : quelques vers sur les cimes étourdissantes du monde, où chacun verrait jusqu'où il veut voir. Une vue imprenable, sur nos chimères et nos fantasmes.

Aujourd'hui, j'effleure seulement.


mercredi 30 avril 2014

Moisson



On attrapait les fleurs volantes
Coupées par les têtes chenillardes
Les mastodontes d'acier rasaient la campagne
Et faisaient mousser l'air 

Poussière pollen on courait derrière les monstres
On attaquait les bêtes hurlantes
Qui sifflaient la moisson
Jouer attraper les herbes folles filantes

Tomber à terre dans la poudre brûlante
Marteler des poings, cogner pour rire
Se rouler dans le crin dru des champs
Entendre les hommes gémir

Sous le soleil fondu, souffler en cadence
Voir les regards des femmes guettant la tempête
Et toujours le lourd fracas des machines
Aux têtes avides dévorantes

Alors rire dans la tension du soir
Rire de se cacher de se chercher
Sous les foins, au seuil de la grange
Face au soleil qui tombe dans le champ

Un coup de feu partait au ciel
Claquait dans les étoiles naissantes
Pour sonner la fin du labeur
Nos rires s'étouffaient en bâillements

On rentraient bras fatigués
Mains blessées genoux sales
Le sourire au visage sous l’œil des mères
Le sourire las des enfants indomptables

Dans le lit c'était un dernier salut
Un caillou encore jeté sur une fenêtre
De la paille du jour retrouvée sous les draps
Et le sommeil trouble des rêves

mardi 29 avril 2014

Ah, on la connaît bien, on est de vieilles amies elle et moi, des plombes qu'on se fréquente, entre deux clairs de lune bien glauques, à mâchonner nos crépuscules de déprimes et suffoquer sous nos chemises. Elle m'a dans la peau, la garce.
Alors aujourd'hui, quand elle se pointe again, je la salue à peine. Elle s'installe là, près de moi, me grimpe le long du ventre, m'arrache la gorge à coups légers de griffe, et vient peser sur ma poitrine, indélogeable. Je la regarde, on se toise. Je lui souris.
Je te connais.
On me la fait plus.
Je sais que tu vas rester là, à dormir sur mon corps, à imprégner ma peau, à noyer mes poumons sous tes coups violents et tes caresses maudites, je sais que tu vas me respirer à petit coups, des coups encore, coups de stress, coups de blues. Tu vas m'absorber dans ta profondeur sans fond, étroite, me coincer là dans tes bras maigres, m'étouffer de baisers décharnés et je vais chercher mon souffle, chercher l'air qui s'échappe de ma bouche, pour le retenir, te l'enlever.
Corps à corps intime, dans la pénombre des paupières closes, à s'enfouir sous le drap pour y être mieux, plus au calme, plus seules dans nos luttes éprouvantes. T'affronter seule, te présenter mes larmes, ma rage, mon désespoir ; jeter dans la balance toutes les raclures du cœur, celles qu'on décolle après la peine, dans les grandes blessures rouges quand elles palpitent encore, celles qu'on ose à peine regarder mais qu'on récolte quand il le faut, pour grossir le rang.
J'ai mon armée d'horreurs à t'opposer.
Mais rien ne te change, rien ne t'émeut. Et quoi que je fasse, je me débats en vain contre ta poigne indifférente, presque joyeuse, quand tu joues avec moi. Moi la souris, toi le chat.
Nous prédatrices. Je me love en toi, j'essaie de t'amadouer. T'utiliser. Pour me foutre de tout, des autres, du monde, pour me battre résignée, croire que je suis tombée là, au fond, et qu'enfin sous mes pieds c'est autre chose que la tourbe imprévisible des bordels ordinaires.
Ah, toi et moi, on se connaît trop : je sais que tu me refuseras même ça. 
Allez viens, je t'accueille dans mon ventre, dans ma chair, dans ma tête. Je t'offre l'espace de mon être, je t'offre mes mots, des phrases nouvelles, juste sorties du tombeau, pour grignoter tout, te nourrir de moi, me verser dans un malaise tes nausées familières.

Angoisse, viens mordre à ma poitrine trouée et me percer les tempes. 




lundi 28 avril 2014

Le canal


Quand on marche près du canal, là où le flux métallique de l'eau part en courbes glaçantes contre les pontons noirs, on a toujours comme cet arrière-goût étrange, amer, désirable, qui palpite sous la langue et rappelle des contrées lointaines, aperçues en songe, échaffaudées en rêveries diurnes. Dans ces moments, je marche à peine, allégeant la pesée de mes pas sur le sol de bois et de béton mêlés, ralentissant la course de mes pensées pour saisir, d'un mot, ce je-ne-sais de magique qui surgit tout à la fois de ce paysage de banlieue désolé, du goût de l'eau mordant sur les planches et de l'odeur d'une agitation tout juste passée. Alors, il faut souvent que je m'asseye un temps, pour appréhender en moi ces sensations troublantes, lourdes, qui débordent et charrient tant de choses entrelacées, poétiques et nostalgiques, jusqu'à noyer les soucis quotidiens dans des certitudes poignantes et indicibles. Et, le crayon à la main, le livre ouvert sur mes genoux croisés, je laisse mon regard errer sur les pavillons gris, au-delà des murs qui bordent le canal, à la recherche d'un spectre ou d'une apparition, et j'attends le mot qui manque.
Une fois, j'ai entendu sur le pont en contrebas, sur le pont tout hérissé de lambeaux d'acier rongés par l'onde acide, un rire qui fusait d'un amas de blocs de pierre dissimulant à ma vue un être inconnu, improbablement là lui aussi, à quelques pas de moi. C'était un rire de femme, un rire moqueur et séduisant, dont la saveur sucrée troublait l'atmosphère hostile, comme gelée, des lieux. Ma méditation se brisa à cet éclat furieux de joie forcée. J'entendis aussi qu'on jetait des graviers dans l'eau impassible ; le bruit de ces chutes aquatiques nimbait d'écho nos deux âmes errantes échouées sur le bord d'un même canal, fausse coïncidence, en périphérie des grandes artères. J'entrevis la forme floue d'une conscience à la recherche, comme moi, de sensations autres, perdue dans des mots trop nombreux, qu'elle venait jeter à l'eau pour s'en défaire. J'eus la certitude troublante de côtoyer une âme poétique qui nourrissait sa mélancolie à la source de ce canal désaffecté.
J'avais fermé les yeux pour ne pas voir cette femme, pour l'imaginer seulement et frôler dans le silence bruissant de l'eau sa solitude, et l'imaginer, la façonner dans mon esprit, me délecter de son altérité indécidable. J'y ressuscitai un moment ma foi et quelques phrases me vinrent, que je laissai échapper, et qui tombèrent elles aussi dans l'eau comme autant de cailloux rugueux à qui je rendais une liberté. Je palpai la page blanche du livre sous ma paume et elle me sembla merveilleusement nue.
Aujourd'hui, personne n'habite en passager clandestin ma promenade baudelairienne. Il me faut inventer ceux dont je veux peupler mon monde.
En proie à une étrange sensation d'arbitraire, on peut alors se relever, marcher les mains dans les poches, la nuque tachée du couchant brun qui s'écoule au-delà des habitations et revêt la ville d'une poussière de terre brûlée. On peut tout faire advenir dans cet endroit déserté, fait pour des rêveries démodées. 
Comme souvent, j'arrache la page blanche et je la livre aux eaux. Elle gonfle, elle se tord, elle hurle sous le métal liquide des eaux sales. Elle engendre en se noyant quelques images nouvelles, qui surnagent un moment à la surface du canal et de mon imagination languissante. Je la vois descendre des rivières sans fin, se jeter au bout du monde dans des contrées exotiques, là où il y aurait encore des fleurs, des arbres, des couleurs et des femmes souriantes pour les arborer. 
Et c'est assez pour moi que d'imaginer ma page blanche se gorgeant de ces merveilles lointaines.
Alors on rentre vers la ville, on rentre dans la ville, on rejoint la grotte étouffante de l'humanité après une heure de vie.

dimanche 27 avril 2014

On était dans le lit tiède de nuit, doux de baisers, rêche de caresses. On voyait le rai du jour urbain percer au coin du lit, sur la couverture rejetée laisser sa tache claire et impudique. On sentait sous ses doigts le drap plié déplié froissé par les doigts, assoupi désormais, reposé. On entendait ailleurs la vie renaissante des autres et le balancier de l'aurore frapper ses tendres coups.

On rêvait à hier, à demain, on se nourrissait de visions, on était voyeur dans le lit plein d'ombres. On était l'esprit planant libre dans ses égarements délicieux. On devenait souffle inaudible dans l'autre souffle, étranger - deux souffles libres aventureux, côte à côte, lovés dans le jour nouveau.

On était arrêté, suspendu à cet instant-là. On referme les yeux pour le prolonger.

mardi 8 avril 2014

Balade

La pièce est assoupie, les lumières sont écloses dans les rues tardives. Des vitres parvient l'éclat du soir tombé, l'odeur de nuit promise. Je rêve.

Je vois un homme, grand, flou, ténébreux, je le vois marcher dans une rue pavée, j'entends résonner ses bottes sur la pierre glacée, je suis nue, mouillée, nimbée par la brume collante d'une mauvaise lune. L'homme vole dans la ville, rase les murs, trouble de son silence noir la lueur froide jetée d'en haut sur le trottoir, haleine livide des réverbères. Traversée murmurante, urbaine, où chaque pas appelle l'écho des rues, où les souffles courts du promeneur répondent aux grincements de la ferraille, aux éclats fugitifs des phares, aux claquements des portes dans les intérieurs.
Je suis, espionne, la longue silhouette qui se faufile et déchire la trêve nocturne, habite la nuit. 
Jouissance intime, excitation secrète, nous habitons tous deux l'arborescence bruissante de la ville. Je t'observe.

Où vas-tu ?

Les rails, sur les toits, passent en éclatants rayons dans ton champ de vision, parcourus de tremblements magnétiques. Les trains fusent sans prévenir, trouent le ciel et serpentent une seconde, longilignes, souples animaux fuyants qui n'emmènent personne vers les zones abandonnées.
Ils sifflent à peine et tu ne les regardes pas, tu gardes la tête mi-baissée vers le pavé, tête folle auréolée de boucles, tête assombrie coeur ployant foi tombée dans le caniveau de Londres.

Elle attend, au bout du chemin, vigie trempée, lumière noyée, ses cheveux blonds des ors mouillés patinés par la pluie. Elle guette ta réponse. Silencieuse, étincelle jeune encore et perdue, et amoureuse, bien sûr.

Elle voit l'homme, grand, flou, ténébreux, qui s'avance vers elle, qui épouse la rue, vole sur les pavés vers elle et absorbe, dans sa présence profonde, la lueur de toute chose.

Tu la vois s'étioler dans l'attente, diluer son être cher dans les larmes du ciel en discernant tes pas, en distinguant ton corps désiré. Dans ses yeux nous voyons toi et moi le bonheur qui dessine ses éclats brutaux, la joie qui appelle la joie, nous discernons nos pas qui s'approchent d'elle, nous distinguons notre corps dans son regard.


Ce sont des retrouvailles que je rêve, des promesses d'amour tenues, retenues sous cette eau noire par deux corps réunis.


Morne automne

C'était après une journée chargée, quand le soir s'amenait, poisseux, pesant, et s'étalait sur les bâtiments, les places, les jardins, et qu'on avait comme une vague nausée rentrée, qui s'agitait encore, et la barre lourde du front qui tombait dans les orbites.
C'était une fin de journée normale, éreintée, presque inerte, déjà trop remplie, figée dans l'immobile.
Le temps s'était suspendu à son déclin et maintenait l'humanité dans un fragile état de malaise.

J'allumai le poste, quittai le bureau un instant pour ouvrir précautionneusement le rideau. Un faible rayon gris tituba jusqu'à ma table de travail. Les notes de musique, effacées et translucides dans ce demi-jour poussif, tombèrent sur le tapis. Je notai avec amusement cette ruée au sol des choses, des êtres, cet appel du repos, cette gravité existentielle. 
Derrière moi, Masha lisait sans conviction un énième magazine.
Je tournai mon regard vers le gouffre au-dehors. Les immeubles reposaient, drapés de la poussière fade que jetait en glissant le soleil, par-delà les cimes de bitume. C'était impénétrable, inaccessible, sans rayure ; je cherchai la faille, ce qui déjouerait l'implacable sommeil du monde, quelque chose comme le grain de sable dans l'engrenage.
Tous les engrenages tournaient à merveille.

"Je peux changer de chaîne ?"

Un signe évasif de ma part, Masha se mit à jouer sans intérêt avec le bouton de la radio, égratignant à peine l'atmosphère surchauffée du conapt ; un bref remous de vie puis l'inertie molle du soir à nouveau.

Je m'échinai à chercher l'anomalie au-delà des vitres. Le balai des véhicules, avec ses mouvements d'automate bien réglé, jouait sous mes yeux ce va-et-vient écoeurant que rien ne venait perturber. Les trains aériens filaient indifférents. Indifférents les gens poussaient leurs existences sur les trottoirs roulants, marchaient dans les zones autorisées, marchaient d'un pas régulier qui se fondait dans les remous de la masse, s'oubliaient dans les autres. Ils épousaient le cadre, coloriaient sans dépasser.

Mon mal de crâne commençait à marteler au rythme de la ville s'éteignant. Je me passai la main sur le front pour chasser les assauts conjugués de la fatigue et du désarroi. 
Jamais je n'arriverai à finir.

Comme si elle lisait dans mes pensées, Masha lâcha la radio qu'elle triturait pour me demander : "Alors, comment avance ton texte ?"

J'eus la vision déroutante d'un texte s'effaçant, ligne par ligne, disparaissant dans la blancheur du papier, retournant à l'état libre, s'émancipant de la page. Je vis mes mots se mêler au rythme égal des jours, se défaire. Acquérir quelque chose de l'indéfinissable gris où baignait le monde derrière les vitres.
C'est cela qu'il me fallait dire. Comment ?

"Avec des mots qui dépassent." 

Je tressaillis. La voix de Masha avait quelque chose de métallique.

"Quoi ?
- Des mots qui dépassent, des phrases qui tranchent."

Je me retournai brusquement. Elle s'était approchée et souriait tendrement. Ses cheveux noirs frôlaient la ligne impeccable de sa mâchoire, soulignaient son visage fin et noble. 
Elle s'avança à peine. Je sentis sa main contre mon ventre, j'entrevis la lame dans sa main, je sentis la lame dans mon ventre.
Je tombai à terre, sur le tapis, dans les notes de musique éparpillées.





mardi 25 février 2014

Amour des profondeurs


Traces de ton passage dans mon corps ; signes de toi traversant mon monde. Des débris de moi, partout, un entrelacs de fragments épars retenus au rets de ton absence. Mes blessures délaissées, flottant entre deux eaux – mes pleurs mes haines ta sueur sur mon ventre.

J’ai capitulé, tout lâché pour me dissoudre sans prendre le temps – en évitant soigneusement de prendre le temps – de me demander pourquoi tu m’avais laissé pour tout cadeau d’adieu ce goût de mort, cette envie d’effacement, cette poussée intime vers ton ancre, cette plongée secrète vers la douleur. J’ai entrepris mon immersion glaçante, lourde de mes rages, brûlée de mes feux noirs, gris et pourpres, mes froids désespoirs ; je suis tombée amoureuse des profondeurs.

Pas – plus – besoin de savoir pourquoi ton corps, ton odeur, ton poids sur ma peau, ta douce présence blessante m’ont empreinte de cette fascination morbide que je connais, je l’ai vu éclore dans tes yeux, dans tes cernes et tes lèvres tristes.

Tu m’as légué le besoin de couler, l’amour suicidaire des abîmes.

Je m’y suis jetée, écorchée, disloquée en éclaboussures de toi.

Traces de ton passage dans mon monde, innombrables stigmates sur mon être. Je sens ta marque en chaque éclat de mon miroir brisé, qui tire, qui troue, qui pèse et m’indique le fond.

Dans ma chute quasi aquatique, je croise des images, des souvenirs en nids, j’en arrache des brindilles, je m’acharne sur ces filaments de mémoire où dorment mes plus grandes tristesses. Ils sont à moi, mais comme gommés, grimés par ma détresse ; uniformément douloureux, ils me percent d’une nostalgie poignante, me nimbent de leur aura mélancolique, m’enivrent, me nourrissent.

Je brasse ces malheurs passés, ravive de vieilles blessures oubliées pour bercer calmement ma défaite, aimer ma noire descente, me jouer juste encore un peu des profondeurs en courant plus vite vers mon gouffre d’angoisse, que j’ai trop attendu.

Et que j’atteins.




Je m’éteins.