dimanche 5 juillet 2009

Pleines


Tout s'était figé bien trop longtemps. Plus le moindre tremblement ne venait ébranler la carcasse rouillée du train qui, tel un long cadavre éventré, avait échoué, branlant, à quelques mètres de la voie ferrée. Le vent jouait dans les orifices de la machine creuse. Un siège, tendu d'un tissu à fleurs mauves, pointait hors d'une vitre noyée de poussière blanche - cette poudre étouffante qui tapissait les chemins clairs mordant la campagne environnante. On eût dit le haussement d'un sourcil nonchalant au dessus d'un orbite vide.

Je posai mes bagages contre un essieu rouge. Mes doigts, glissant sur l'âpreté du métal, goutèrent la couleur ocre qui s'effritait en miettes sèches. Je portai mes doigts à mon visage. L'odeur du fer trop vieux se mêlait à celle de l'été assoiffé. Je fis quelques pas contre le flanc du wagon déchiqueté. Ma chemise maculée de sueur laissa des filaments de coton blanc en arrière ; le vieux monstre, presque fossilisé, claquait encore des mâchoires dans un frémissement pathétique.

J'approchai de la locomotive, esquivant les chardons qui éraflaient les pierres. Il me sembla entendre les derniers souffles d'une cloche qu'on ébranlait, suivis d'un froufrou indistinct - le grondement des voix des passagers, l'agitation nerveuse des mains se pressant vers les bagages, et les rires des gamins débordant des vitres abaissées, à cause de la chaleur.

Comme je m'adossais, sans gêne, au cadre vide de la portière, le soleil tremblota une infime seconde. Un cumulus égaré le heurta par mégarde et il s'ébroua, à peine irrité. Simple habitude, simple frisson sans passion contre la vie qui existe sans nous. Simple manifestation d'une volonté propre - "Je suis là, vous ne m'oublierez pas sans moi".

Moi non plus, on ne m'oublierait pas. Certes, inconnu, invisible, j'avais passé les trois derniers mois à osciller dans l'ombre, en quête des monuments d'une ère mourante ; à la recherche des vieux cadavres qui, parce que personne ne leur prête assez d'attention pour les enterrer définitivement, demeurent avec nous. Trois semaines déjà que je foulais le sol désertique d'une contrée peuplée d'objets à demi-morts, prêts à se gorger de l'oubli du monde.

Ma quête se refusait à choisir son but. Elle me traînait négligemment d'un cimetière à l'autre. Mes mains, mes vêtements, mes pensées étaient en permanence couverts de cette poussière collante qui sent la mort et l'éternité. J'avais vu des immeubles mutilés, des océan de béton immobiles, insensibles aux vagues fébriles d'une civilisation cherchant à renaître. J'avais admiré des tunnels luisant des clartés du cercueil, désertés, mais incapable de disparaître, chargés trop lourdement par ce vide qu'ils creusaient dans la terre - ce vide par lequel ils continuent à exister, malgré eux. J'avais croisé des tombes sans nombre, certaines à peine refermées offraient au ciel jaune le spectacle d'une terre hérissée d'ossements. Bref, j'avais navigué sur ce globe terni portant un linceul desséché, trouvant dans ce spectacle un plaisir inouï.

Le train gémissait derrière moi. Le vent continuait de torturer ses membres osseux et malades. Je compris qu'il fallait que je m'arrête ici. L'horizon trop lisse, trop parfait, me narguait, au fond de la plaine. Il me nouait la gorge, comme toujours, avec sa grimace moqueuse. Sardonique. Alors, brandissant ma main droite grêlée de coupures brunes, je levai le majeur avec une franchise éclatante. Je fis un doigt d'honneur à cette immensité qui me dédaignait, qui s'amusait de ma finitude. Je l'envoyai chier et gueulai à la face de la terre trop nue, trop fade, trop laide, que j'avais fini de chercher sa beauté perdue. Qu'elle ne me verrait plus courir à la recherche de ses mystères d'avant, de ses plaisirs morbides. Que je posai là mes bagages. Et qu'elle n'aurait plus, sur son ventre frémissant, lubrique, mes pas hasardeux pour la frôler, mon regard égaré pour dessiner ses formes.

Le soir tomba vite, sans cérémonial. Les étoiles clignotèrent un peu avant de se figer dans l'abîme. Le noir gagna la voûte du ciel par à-coups, en tâches inégales. Toujours ce foutu bordel qu'on ne pouvait maîtriser.

Serré dans les bras de la vieille locomotive, mes espoirs éparpillés à terre entre les tiges brisées, je respirais l'absence qui moutonnait près du train. Il n'y avait personne. Il n'y aurait plus jamais personne. Rien qu'une succession de débris déjà enserrés dans le néant.

Je sortis une plume. L'extrémité en était rouge. J'écrivis deux mots sur la dernière page de mon carnet. L'encre était écarlate - c'était mon propre sang, à peine chaud, que j'étalais sur la page encore vierge où s'agitaient mes derniers possibles. Je ne pouvais rien faire d'autre. Puisqu'il n'y avait plus rien à secourir, puisqu'on avait déserté ma terre, j'embrassais moi aussi l'immobilité. J'assisterais au déclin de mon monde, décrivant les nuances du crépuscule épousant les reliefs noirs, les océans gris et comateux, les plaines affamées et flasques.

J'écrivis deux mots, menteurs. Deux mots auxquels je ne pouvais croire, moi qui présidais à la disparition de tout, moi qui assistais à l'abandon de la matière. Deux mots qui, pourtant, me firent du bien.

"De retour".