vendredi 27 mars 2009

Réponse à un acte de pétage de plomb


Pétage de plomb?

Oui, pourquoi pas, ma foi, ça peut se comprendre. C'est on ne peut plus justifié, ou justifiable. Car l'origine même de tout emmerdement, cette énergie haineuse qui déborde, ce "je-n'en-peux-plus", ça nous tord le ventre et nous remue tout l'intérieur - pauvre petite chose, incapable de trouver la sortie.

Alors le pétage de plomb, vous comprenez... : la seule solution pour que ça parte! Il faut que les coutures craquent, qu'on opère à vif, avec une entaille bien nette et sans bavure. Il faut cisailler joyeusement, faire gicler les pensées stagnantes, les obsessions qui sentent le renfermé. L'exhibitionnisme nous sauvera! Il faut tout montrer, tout faire sortir. C'est au dehors que doivent rebondir les tracas qui nous minent. Là il y a plus de place pour jouer, pour renvoyer la balle; au lieu que coincées dans nos têtes lourdes (lourdes...) les chimères sont à l'étroit. Elles se cognent un peu partout, incapable de se dépêtrer l'une de l'autre; ça forme un grand tas de merde (bullshit?) qui nous encombre. Un truc horrible, impossible à déloger de là. Quelque chose à la fois informe, inidentifiable, inavouable (inimaginable)... et pourtant impossible à ignorer. Pas moyen de contourner l'entassement de nos problèmes. On se réfugie dans les parties de notre conscience encore saines et épargnées. Mais le niveau monte...

Alors oui, moi j'approuve. Le pétage de câble. La crise de larmes. La Désillusion, en personne. Le "hurlement primaire". Retrouver l'extrême, l'inapproprié, le politiquement incorrect. Se nourrir du démon de la perversité? Comme quoi nous sommes toutes sur la même longueur d'onde.

Docteur, peut-on opérer?

Salle de réveil. Pour l'instant, j'expérimente la sortie d'anesthésie. Je crains le moment où les choses me redeviendront trop claires pour que je puisse croire aux hallucinations. Dans le flou, tout se perd, tout se retrouve. Il y a toujours moyen de s'appuyer sur un fantôme. Mais assurément les gentils messieurs en blouse ne vont pas tarder. Ils m'emmèneront dans la salle carrée - à moins que ce ne soit rectangle, avec quatre côtés, et quelques-uns en plus. Et là ce sera horrible.

Plus rien à l'intérieur, ça a craqué, tout a fui.
Oui mais dehors? La certitude du vide et de l'indifférence? La belle machinerie huilée du recommencement des jours : la duplication des banalités, à l'échelle éternelle du temps. La routine, quoi.

Et bah... Vautrons-nous dans le Néant!
Jetons-nous à l'eau! Noyons notre mal de crâne! Buvons la tasse... comme du poison dans l'eau!

jeudi 26 mars 2009

XVII. L'Etoile

(pix: The star - tarot, Sanja, deviantart.com)

Il y a une étoile au fond, quelque chose percé d'éclats, au corps gonflé, et blanc. Ça tient le milieu du décor, c'est presque trop grand; j'y noie des larmes claires. Trop brutal, trop tranché; comment veux-tu que je regarde ça? Toi, tu lèverais les yeux vers cette palpitation mourante, vers cette agonie blanche?

Dommage, peut-être qu'on sentirait un pincement, si on pouvait s'approcher. Peut-être qu'on souffrirait tant que le monde ne pourrait que changer. Comment croire que tout puisse toujours rester indifférent? Moi je n'ai pas cette patience... Alors j'exige de cette horreur, de cette étoile difforme, au fond, qu'elle ne l'aie pas non plus.
Sa lumière se convulse, encore et encore, on dirait des hauts-le-coeur qui ne cessent pas. Je lève la tête, les coulisses s'échappent du plafond pour monter au plus haut (des cieux), comme s'ils voulaient sortir. S'échapper avec eux, moi je voudrais bien.
Et donne-moi ta main, je la prendrais avec moi. Et tu me resteras, un peu, comme ça.

Elle tremble, l'étoile blanche, et je ne peux pas détourner ma vue de sa couleur de mort. Le corps froid et rigide d'un mort. Un cadavre qui se retourne dans sa tombe, qui refuse de se laisser couvrir d'oubli et crache encore un souffle d'air à travers la terre fraîchement retournée de son tombeau.
J'ai le goût de cette terre dans ma bouche, et mes mains se déforment, percées elles aussi d'aiguilles longues comme des mondes qui se fuient. Ce n'est pas juste, tout de même; tout passe en moi et me blesse sans me voir. Je ne mérite même pas qu'on me remarque quand on me fait mal. Mais si je me fondais en elle, la dernière douleur mortelle, l'abomination qu'on me fourre sous le nez, alors je serais grande et belle comme la Faucheuse, je serais ce que tous les hommes regardent, même si c'est du coin de l'oeil.

Je donnerais mes mots, j'abandonnerais en chemin ce à quoi je n'ai jamais tenu. Il faut se dépouiller pour arriver là-haut. Je suis encore chargée de fausses croyances, d'espoirs mal ficelés; c'est normal que tout me semble si lourd.
Tandis que si je pouvais n'être que cette succession de dimensions brûlantes, étirées, acérées, qui se défient et font éclater la structure des choses, alors je dépasserais tout.

Attends! Je viens m'accrocher à toi, me défigurer dans ton sein blanc. C'est le seul moyen pour que tu cesses de me regarder en face. Je veux voir à travers tes yeux, ma belle étoile de mort. Tant de mortels m'entoureront... Et même si c'est difficile, même si ça fait mal de se laisser déchirer pendant l'éternité, au moins je saurai qu'il n'y a plus rien à espérer. Ce sera le dernier espace à occuper, la dernière perspective à tracer.

Et si toi, en bas, tu ne lèves pas les yeux vers moi quand je serai cette palpitation mourante, cette agonie blanche, alors ne crois pas pour autant m'échapper. Je serai l'horizon de ta vie entière, l'anse de tes pas, le berceau de tes mots. Rien de ce que tu seras ne me sera étranger. Tu vivras, tu mourras face à moi. Tu existeras dans ma présence torturée.
Oh, je sais, tu t'en moques. Tu ne crois pas à mes délires. Tu ne crois pas qu'il y ait cette monstruosité qui t'attende, au fond de la scène. Eh bien, c'est du théâtre. On conserve toujours un temps ses illusions.

Mais je te les déroberai.

mardi 24 mars 2009

Moment. 24/3

(pix: Bonzai, kittcat)

Bonsaï:

Gazouillement vert, au fond du pot. Et ça devient simpliste et gâteux au possible. Redessiner chaque feuille, de l'oeil, pour voler des risettes. Serre encombrée des paisibles petits représentants du règne végétal; atmosphère de sieste. La photosynthèse nargue le ciel tout moche (pollution et mauvais temps). Du blond, tremblotant, au milieu des berceaux de branches. Du bleu, dissiminé en halo, autour d'un visage. Naissance officialisée, émotion des parents. Main qui s'approche, hésitante. Le nouveau venu babille gaiement; regardez l'immobilité du geste, l'impassibilité enfantine, et les milliers d'yeux tournés vers Dieu. Car qui est Dieu pour la jolie bébête?
Satisfaction ébouriffée. Landau inaperçu dans le bruissement des pas, des métros. Froid qui pétille au bout des doigts, grimace débile à l'intérieur. Pour le plaisir.

lundi 23 mars 2009

Moment. 22/3

(pix: Lueur RER, Clad-Oara)

Éclaircie:

Repos de la lumière, entre deux eaux. Confettis clairs jetés sur les vitres en lambeaux, brouillées de traînées grises. Crissement du métal sur le rail, caoutchouc des portes brusquement détendu. Pollen du jour qui se faufile entre les doigts serrés. Agitation nerveuse sur le genou. Soleil pulsant, compartiment nimbé d'or en poussière. Blancheur des vagues éclats du soir, rayures du sombre sur le clinquant des cieux. Regard retenu sur le seuil du surgissement. Courbe identique qui creuse l'invisible, derrière la tôle du wagon.

dimanche 22 mars 2009

Les marées du ciel



Retourne-toi. Stop. Marque l'arrêt, indécis, entre le blanc et le bleu. Cherche l'horizon mince, et la limite. Cherche encore la dent crénelée, le chapeau renversé. Et quand tu auras trouvé, retourne-toi, retourne tout, et cherche encore.

Sais-tu sentir la différence, l'oscillation de l'aiguille entre deux secondes? L'agencement prodigieux des formes?
Et mes nuages à moi, qui les trouvera? Si tu ne lèves pas la tête, ils passeront, les coups de gueule du vent, et les mondes en rafale. Peut-être qu'en regardant à nouveau, il n'y aura plus rien. Ce sera tout noir, ou tout blanc. Doux, brutal, indéfinissable. Ça n'aura plus rien du beau miroir de rêves qui nous coiffait, avant.

Saute, essaye, si tu touches le plafonds, si tu touches... Prend garde, tout se défait si vite. Mais avec un peu de précaution, les doigts du poète pénétreront l'écume des jours. Ils s'étireront, se déformeront, ils ne seront plus que d'immenses palmes, prêtes à brasser l'idéal. Ça batifolera, là-haut. Dans le grand bain mouvant, marbré des lignes que laisse l'eau sur la plage quand elle s'embête, les mots s'agiteront ; et il y aura de la mousse, assez pour que les flocons arrosent nos corps, en bas. Oui, tu verras, si tu regardes. Ça débordera.

Surtout, retourne-toi.
Bâtis des cartes, balise les chemins. Comme ça tu verras qu'ils changent sans cesse. Recommence l'ouvrage inutile, et tu pourras renoncer, avec un plaisir inouï, à tes certitudes.
Dessine la poitrine généreuse, remonte le bas d'une jupe; jette au vent les pissenlits en fleurs des cumulus, duveteux comme l'enfance.
Et si le trait t'échappe, affermis ta prise.

Pour sentir l'éternel qui passe.

vendredi 20 mars 2009

Moment. 17/3



Ramifications veineuses:

Milliers d'antennes tronquées dardées vers le ciel. S'arrêtent à mi-course, indécises, si bien que chaque embranchement ne mène qu'à un avortement de sentier. Rigides, immobiles quand le vent chuchote; c'est l'arbre tout entier qui bouge. Disproportion. Le tronc est large et nu, les capillaires sont nus mais acérés. Foisonnement d'aiguilles implacablement souligné par le bleu. Au-dessus des têtes. Nuage de ramifications entremêlées, bourdonnement des formes. Pas un mouvement, seule la sculpture, dénuée de feuilles, balaie le ciel de sa hauteur. Soleil, par alternance, entre les moignons de branches.

lundi 16 mars 2009

La funèbre danse des idées tristes

(pix: Long Waited Wind, jdmwu)

On tranche nettement le ruban, pour ne pas avoir à entailler plusieurs fois. Les deux pans rouges retombent mollement de part et d'autre de la boîte, et l'enfant, ravi, adresse un sourire exubérant à la famille rassemblée. L'ensemble forme un tableau heureux. Quelques perles égaient les décolletés fanés des grands-mères, et les notes de parfum, cachées derrière les lobes d'oreille, s'échappent de leurs refuges pour se mêler à l'entêtante cannelle.

Une robe longue s'ennuie, penchée sur l'accoudoir. Le murmure des conversations, les éclats silencieux de la joie commune s'échouent sur les franges de son tissu clair. Un pieds blanc, nu, barbote dans l'indifférence; dessous le lourd jupon, il remue avec agacement, levant la tête contre le courant, bravant la satisfaction générale. Le battement de la cheville fait cogner les ongles sur la table basse. Au-dessus trône un ours en peluche, qui ne sourit pas. Mais dans ses yeux se reflète la lueur des bougies, si bien qu'on croirait le voir s'échauffer au contact des niaiseries de Noël.

Les ciseaux traînent sur la table, attendant d'être à nouveau saisis pour défaire un emballage rebelle. Les vendeuses sanglent toujours les paquets avec ces rubans fins, dorés ou argentés, impossible à défaire à la main, et qui entaillent la chair quand on s'y attaque avec insouciance. La main aux doigts osseux, qui repose sur la robe longue, froisse le tissu clair en laissant le froufrou du papier cadeau remplir un instant le brouhaha de la pièce, gober le bruit des conversations, puis mourir, dans le sac plastique, sous le sapin. Il n'y a pas un seul morceau de papier rouge par terre, on a tout mis dans le sac, et l'enfant a failli pleurer quand on lui a dit que le papier, il ne faut pas le garder.

- Ce n'est pas ça, le cadeau, mon chéri, ça c'est juste pour faire joli.
- Mais j'aime bien quand c'est joli.
- Et bien, tu peux en garder un petit morceau, mais pas tout.

Et les carcasses de papier sont alignées, avec soin. On choisit le plus bel échantillon, et l'enfant le pose sur la table, sous la protection de l'ours en peluche. Il a les yeux dorés, presque incandescents. La robe longue détourne la tête. Elle n'aime pas être fixée ainsi. Les boules de l'arbre de Noël se renfoncent dans leur duvet plastique, comme pour devenir encore plus rondes et se gonfler de la chaleur du foyer. C'est vrai qu'il fait chaud, quelques buées s'esquissent sur les double-vitrages. Les volets sont rabattus, sans être pour autant fermés, et dans l'interstice laissé par les deux battants de bois noir, se devine la bande noire du ciel et les lignes d'étoiles.

- Mélanie, ma chérie, c'est pour toi.

L'ongle cesse de cogner contre la table basse. Une boucle blanche se trouve coincée entre deux doigts ridés qui s'appliquent à la lustrer, à lui donner une courbure parfaite. Au passage, la main frôle le rouge à lèvre généreusement appliqué. Sur les deux phalanges qui s'acharnent dans le blanc de la coiffure s'impriment des traînées rouges, à peine plus sombres que la peau parcourue de taches de vieillesse. Puis la main quitte son ouvrage pour tendre un paquet rose à la robe longue, dont la tête repose sur les genoux.
- Merci.
Le paquet est ouvert sans impatience. Son contenu est posé par terre, à côté des monceaux de livres et de vêtements. Les deux yeux restent immobiles, perdus dans le flou d'une méditation médiocre.

- Merci.

Encore des dons, dont la chaîne s'allonge, au fil de la soirée qui traîne en longueur. Les deux yeux restent immobiles. Le vert, à droite, semble prêt à s'éclairer d'une fureur monstrueuse. Il abrite de la colère et du dégoût; chaque seconde le rend plus brillant, incapable de soutenir la lente marche des aiguilles vers le jour d'après. Le bleu, à gauche, est voilé d'une tristesse légère, à peine consciente d'elle-même. Les formes insaisissables modelées par la couleur, dans les iris, tracent le prénom d'un disparu épris d'oubli.

Le couple, vert et bleu, bleu et vert, allume deux flammes rebelles dans l'ovale du visage. Les lèvres, fines, sont à peine visibles. L'ensemble fait peine à voir; il y a là une terrible contradiction que les chants de Noël, les cris de l'enfant, les parfums s'échappant des décolletés, ne parviennent à résoudre. Heureusement, la longue robe dissimule en partie cet ennui douloureux; elle offre des plis et des replis dans lesquels peut s'incarner la funèbre danse des idées tristes.

samedi 14 mars 2009

Au bord du noir

(pix: Freezorios by DaemonGFXvoid)

Le flou imposait son point de vue, l'apogée du soir était connu de tous. Sans frémir nous nous approchions des carreaux en tendant les mains, les bras, en écartant les doigts. Le Dôme entier, par nos membres déformés, tirait à lui la nuit à peine enfantée. Cela faisait des jours qu'il n'avait pas fait Nuit, et nous avions besoin d'obscurité. J'avais faim, faim d'un éclair sombre, replié sur le ventre de l'Etoile. Je voyais l'écoulement noir des pleurs du couchant, les traînées sales au bout de la route, et l'heure du dîner approchant. L'odeur de l'assouvissement prochain m'enivrait déjà.

Je m'apprêtai à mordre la pulpe du rayon tardif, retenant l'extase prête à m'envahir, lorsque je m'aperçus qu'il n'était pas là. Ce n'était pas gênant, pour la Consommation. Il n'était pas utile que chaque membre du Dôme soit présent pour que le festin ait lieu. Mais mon excitation en fut diminuée, je me trouvais comme privée de mes pleines capacités. Il n'avait pu mettre en défaut mes espoirs, je l'avais tant voulu présent qu'il n'avait pu se dérober à mes injonctions silencieuses... Je murmurai la Foi, rapidement, cherchant à retrouver mon calme dans la litanie des siècles; je ne pouvais pas perdre ma concentration si près de l'épanouissement.

La Consommation approchait. Nous étions tous immobiles, plus que jamais arqués contre le rayon de la lune naissante, offrant nos chairs blanches et nues au regard de l'étendue désertique, dehors. Il fallait se dépouiller pour approcher le berceau de l'enfant nocturne.
Le Mentor, devant moi, fut parcouru d'une décharge brutale. Il ne laissa échapper aucun gémissement, mais nous pouvions tous ressentir la merveilleuse douleur qu'il contenait pour nous. C'était à lui que nous devions de pouvoir jouir de la Nuit, c'était lui qui protégeait la communauté, lui offrant un plaisir pur et sans déchets.
Mes dents hissèrent leur éclat d'ivoire par-dessus mes lèvres rouges, luisantes. Il n'était toujours pas là. Il devait être là, comme nous tous il avait besoin de Consommer. Je sentais l'angoisse me tordre le ventre. C'était trop proche, trop près, et j'étais toujours en manque de lui.

La trompette jeta sa note criarde, les incantations vibrèrent dans les milliers de bouches ouvertes, difformes, offertes au mets éternel du ciel. La porte, derrière, chancela et s'ouvrit, non pas tournant sur ses gonds, mais comme libérée du châssis de bois noir, et mue de sa propre volonté. Le son de l'Appel persistait, mais je ne l'entendais plus. Il était là, le dos voûté, les yeux baissés, occupant l'espace des visions, immense et dépassant sa taille humaine. Les autres membres Savouraient déjà, mais je m'étais détournée, m'éloignant malgré moi de la divine offrande que goûtaient mes frères.

Non, à cet instant, il n'y avait plus, dans le sein énorme du Dôme, balafré de longues colonnes de marbre, torturé de pointes de fer sombre et de visages d'onyx, que cet homme au regard clair, presque blanc, qui gardait la tête baissée, et offrait à mes regards ses cheveux noirs, moirés de blanc, son cou d'albâtre, ses épaules puissantes. Je ne bougeais plus, mais déjà je ne pouvais plus prendre part au Dîner. Il était trop tard pour moi. Les autres restaient impassibles. Je savais qu'ils ne pouvait rien voir d'autre que cette communion avec l'astre noir, que cette incarnation dans la nuit débutée. L'Extase durerait quelques minutes, pendant lesquelles je serais exclue du Corps, particule parmi l'infinité à ne pas me Rassasier.
Mais il me donnait ma nourriture. Ma volonté, en moi, se redressa, comme sous l'effet d'une dévoration brutale, mais ce n'était pas ça. C'était la courbe de cet homme, le décalage qu'il instaurait dans la structure des choses, dans l'architecture du monde, c'était le flou dont il affligeait le réel qui m'obsédaient. Comment pouvait-il se tenir là, et survivre dans l'Entre-Deux? Qu'est-ce qui avait changé en lui? Qui était-il devenu? Je soupçonnais la vérité, mais ne la découvris que lorsqu'il leva les yeux vers moi.

Il savait où j'étais. Ses paupières translucides battirent sans peine dans ma direction et les pupilles plus noires que la nuit dont se nourrissait à présent le Corps, moi excepté, me saisirent l'âme avec violence. J'étais prisonnière. En une fraction de seconde, il fut à mon côté. Il avait banni l'espace-temps, comme on chasse un vulgaire moucheron dans la chaleur du mois sacré. C'était pour cela qu'il était différent.
Il avait amorcé la Mutation. Il n'avait plus besoin de nous, plus besoin du Dôme et de la Consommation, plus besoin d'être un parmi les autres. Il était l'Un. C'était nous qui avions besoin de lui, maintenant. C'était moi.

J'avais les larmes aux yeux à force d'user mon regard au contact de sa peau éclatante de lumière. Il prononça mon nom, soufflant les syllabes comme on prononce les sortilèges, sans force, mais avec le poids immémorial des murmures d'outre-tombe. Il prononça mon nom et s'approcha encore. Sa bouche était d'un rose parfait, sans trace des blessures de l'âge. Elle se referma sur la mienne, emprisonnant ma conscience de sa conscience supérieure. Il me domina aisément, faisant ployer mes incantations désespérées. Je cherchais autant à le repousser qu'à l'attirer plus près, plus profondément. Il dut sentir que j'étais prête à me sacrifier pour lui livrer ma Foi, que j'étais prête à nourrir sa force en embrassant l'anéantissement; il hésita un instant sur le pont enjambant mon existence et menant à l'accroissement de l'Un par la disparition du membre. Un instant, je m'étonnai que les Mutants puissent encore éprouver ces balancements de la volonté qu'on nomme faibles et qui sont moins qu'humains. Puis je fermai les yeux, dérobant à ma vue les lignes parfaites de son visage, l'ovale, impossible à regarder, de sa fulgurance sublime. Je voulus mourir en lui et me laisser déborder.

La vague s'arrêta et je ne sentis pas l'engloutissement. Sur le bord de cette blessure mortelle que je voulais qu'il m'inflige, il s'arrêta. Ce fut comme s'il se contentait d'effleurer la limite de notre altérité, la ligne menant à notre union finale, par laquelle il se serait agrandi de moi en me supprimant. Mais ce fut lui qui s'en alla. Il partit, me laissant la victime de ses tentatives d'absorption. Je ne comprenais pas. Il me rendait à moi quand je ne voulais plus rien être que lui. J'étais désemparée. Pourquoi m'épargnait-il?

Le Corps finissait de Consommer la Nuit. Personne n'avait rien vu. L'éclair de sa silhouette demeurait aux frontières de mon champ de vision, mais je ne le voyais plus. La porte gisait, ouverte. Il me sembla un instant que rien n'avait été.
Je compris.
Sous le goût de son baiser s'attardant sur mes lèvres, je reconnus l'Invitation. S'il n'avait pas achevé la destruction de mon être pour sa propre Naissance, c'était pour me montrer la voie. Sa façon à lui d'assurer mon initiation. Il me montrait que je n'avais plus besoin du Dôme, de la Consommation, plus besoin d'être une parmi les autres. Je pouvais être l'Un. Il m'offrait la Mutation.

Je l'acceptai, sachant ce qu'il devait m'en coûter. Sachant surtout qu'il me serait impossible, sans cela, de trembler à nouveau sous la caresse de son corps éclatant, sous la pression étouffante de sa présence. Impossible, sans cela, de retrouver le martèlement de mon coeur perdu entre ses lèvres entrouvertes et ma gorge brûlante.

Je m'arrachai à l'immobilité et tournai le dos à mes frères. Au passage de l'Entre-deux je sentis à peine mon âme se tordre de douleur.
Et disparaître.

vendredi 6 mars 2009

Mais toi non plus, tu n'as pas changé


Le halo d'une foule tire le coin de l'oeil et picote le galbe des rétines. Quelque chose dépasse et s'entr'aperçoit quand on ferme les yeux, la veilleuse allumée dans la nuit noire. Mes cils s'alourdissent par moments, au son des éternels échos du soir, refusent de choir à tes pieds, haletants. Le paysage palpite de silhouettes nombreuses, tracées en grandes fossettes sur les joues de la lune.

Je suis assise avec moi-même, juste à côté. C'est ailleurs que je regarde, autre chose que je vois. Peut-être trop proche, ça reste flou. Blafard - sans doute l'éclat d'une peau tendue, une joue pour un baiser. Ou le flou d'un mouvement trop rapide, le froufrou d'un coeur contre un autre - c'est une ombre seule qui chatouille le fond nocturne des heures. Peut-être n'est-ce que le cristal d'une larme qu'on n'a pas versée pour moi, et que je recueille.

Les pierres se taisent, je m'entends trop penser. Je voudrais disparaître pour mieux sentir, et tout laisser passer, à l'intérieur. Je sais qu'on y viendra, qu'on passera dans ces corridors encombrés. J'exhibe ma poussière intime aux frondaisons que grisent les étoiles, je veux qu'elle s'étiole en souffles et vapeurs. Ce serait mieux sous les promesses de tes lèvres, mais je ne choisis pas. Je ne décide pas.

Simplement je peux garder l'immobilité des morts et bercer ma chance auprès de ta demeure. Tenter le hasard, séduire sa main baladeuse pour qu'il la promène sur mon destin. Affectueusement.

Oui, ce qui brille c'est cette mélodie qui prend ma forme, et monte vers le ciel plus vite que mes doigts qui la brassent. Ça brûle sans crépiter - peut-être que d'autres peuvent la voir. Je ne sais pas si je veux la garder pour moi. Je sais que je ne veux pas la garder pour moi, mais la garder, oui. Pour quelqu'un d'autre. Pour Toi.

Les routes sont nues, les passants nus, les regards nus. L'instant pur dans le mouvement du bras, balancé, dans mes pleurs qui naissent sans moi. Les hoquets du monde se font musique. C'est parfois beau, les sanglots en cascades dans les chevelures des amants, les frissons qu'on remue sur des chairs brûlantes - et toute cette sublime violence.

Si toi non plus, tu n'as pas changé, il y a des chances pour que tout soit identique: les soupirs, les murmures, les enlacements. Dans le drapé de la nuit, les plis d'un même dessin, à travers les années de l'amour. D'un amour. Un parmi les autres, parmi les couleurs diluées sur la palette de l'artiste, qui ne peint qu'en gris. On voit tout, dans le gris de l'eau, sous les ponts enjambant nos chagrins. Parfois j'ai peur de m'y pencher, et de m'y rencontrer. Et puis je me rassure. D'autres épaules se touchent, au-dessus de la rambarde, dans le reflet d'encre. Les fantômes aiment la compagnie, alors les lambeaux du passé me parviennent en masse. Pleins de cette foule, qui tire le coin de l'oeil.

Je n'y suis jamais seule.