samedi 31 janvier 2009

The Room



Je reviens, comme toujours, à mes amours passées, à mes idéaux d'un temps, comme s'ils pouvaient n'avoir jamais changé. Je reviens ici, dans cette chambre qui fut si longtemps la mienne (et qui, prétendant l'être toujours, ne peut pourtant se hisser à cette réalité du "chez soi"), et j'y retrouve des espoirs que la vie, vieillissante, aurait dû faire disparaître. Au lieu de cela, impatients, émerveillés, ils viennent me saisir de nouveau. Leurs regards impérieux m'ordonnent de répondre. Qu'as-tu fait depuis tout ce temps? Qui es-tu devenue?

Il m'est impossible de leur répondre. D'ailleurs, les côtoyant de plus près, à mesure qu'ils se pressent autour de moi en filaments échevelés, je m'aperçois qu'ils ont eux aussi subi les affres du temps. Oui, ils me semblaient - quand ils étaient encore loin et lovés dans la poussière des meubles - ils me semblaient si semblables à ces imaginaires que je m'étais forgés il y a quelques années, et que j'avais laissés vaquer, seuls, dans cette chambre, après m'être envolée pour les latitudes parisiennes! Mais je me trompe. Non, ils ne se ressemblent plus. Sous couvert d'une innocence et d'une fraîcheur dont ils cherchent encore à se vanter, leurs faces sont ridées, leurs mots sonnent creux, leurs promesses se sont affaissées. Leurs milliers de petites mains me pointent du doigt, m'accusant presque. Regarde-toi, regarde ce que tu as fait de nous, regarde comme tu nous as tous oubliés...
Mais je pourrais tout aussi bien leur répondre: Regardez comme vous avez changé, vous ne valez plus rien, vous n'êtes plus qu'un souvenir, et l'âge vous défigure, et vous redeviendrez poussières... Poussières d'élucubrations. Et aujourd'hui, vous n'avez plus de consistance.
Alors qu'ils les brandissent, leurs poings menaçants, ce sont des fumées que je ne respire plus. Je n'ai plus besoin d'eux.

Oui, cela est juste, je n'ai plus besoin d'eux. Ils appartiennent à l'imagination d'une fille qui, je crois, n'existe plus vraiment, bien que souvent j'aimerais qu'elle soit encore là. Je n'ai plus besoin d'eux, mais leur absence pure et simple me serait trop lourde à porter. Alors l'espoir, malléable, diffus, planant dans l'air de nos maisons, glissant sur nos peaux, baignant nos réveils et nos couchers, me demande de me saisir de lui pour forger de nouveaux espoirs. Bannir les têtes poussiéreuses de mes anciens fantômes, peupler mon monde d'un autre rayonnement, encore vivant, encore fidèle...
J'ai peine à façonner ces chers visages qui me guideraient vers un désir quelconque. L'avenir me semble brouillé, confus, sans malignité je le vois se dérober à mes regards troubles. Peut-être même que je ne tente pas vraiment d'y discerner quelque chose de formulable. Quoiqu'il en soit c'est un flottement vague qui pour l'instant peuple cette chambre, une vibration opaque qui habille d'inconnu les scènes où mes regards se jettent, cherchant trop à saisir pour percevoir quoi que ce soit.

Et dans l'attente d'un naufrage
Les rêves cherchent à rester

De ce temps qu'il nous faut aider

S'engendre
un âge après un âge

(pix: Room, Idontknowupeople, deviantart)


jeudi 29 janvier 2009

Tempo


I didn’t know you moved so far away…
Je frissonne un peu, il ne fait pas si chaud. Et pourtant, ce froid qui vous attaque, pouce par pouce, qui gagne du terrain, conquérant chaque carré de peau tiède, vous embrasse dans une étreinte qui n’est pas si désagréable. C’est un cocon de glace qui vous immobilise et dont le contact vous tient éveillé, et bien que vous ne soyez pas vraiment à l’aise, du moins vous avez quelque tenue, un je-ne-sais-quoi de rigide par lequel vous vous tenez droit, presque digne. Même le sourire colle au visage, un peu raidi, mais profondément sincère.

Clignotant, tic-tac, tic-tac. Excusez-moi je tourne, je prends la vie de ce côté-ci. Oui, oui, c’est mon chemin, navré Monsieur de vous couper la route. Les gens arrivent encore à se bousculer sur les passages piétons ou les carrefours, alors qu’il y a tant de vide autour d’eux… Cela ne tend-il pas à prouver que nous aimons à nous heurter ? Que nous cherchons la violence de l’impact, de la rencontre, avec un corps différent, avec des mots nouveaux, avec des sentiments tout jeunes, à peine sortis de l’œuf ?
Bistrot 77. Changement de domicile, prévenir la préfecture et faire changer la carte grise. Des réminiscences du code… Mille excuses. Le Panthéon me regarde, à travers la vitre, imperturbable et bienveillant. Si je devais le décrire sous une forme humaine, je le ferai âgé et non sénile, bonhomme et non gâteux, majestueux et non insensible. Voyez vous-mêmes ce que l’on doit aux nuances, et tout ce qu’il y a de tableaux dans une seule couleur, de mélodies dans une seule note, d’histoires dans une seule phrase. Je m’amuse à découper le monde et ses progénitures virtuelles. Comme si, à l’intersection que forme chaque seconde avec sa sœur jumelle, je parcourais des embranchements par milliers, pour finir par suivre une route unique, et en abandonner une multitude derrière moi.

Un conifère, haute taille, tête branlante, sommeil au cœur, balance ses guenilles sur le chemin enneigé que j’emprunte d’un pas décidé. Je salue, poliment. Je ne me sens pas l’âme aux familiarités, mais la politesse la plus élémentaire reste tout de même à ma portée.
— Enchantée.
Passons notre chemin… Un silence qui vaut réponse (ou pas). Le sentier, maculé de poudreuse, n’a pas été foulé depuis plusieurs jours. J’enfonce avec délice les semelles de mes bottes qui font crisser le sol, comme si celui-ci ronronnait de plaisir sous la caresse de mes pas. J’allonge mes enjambées, je m’amuse à glisser, à déraper. Je joue avec le paysage qui n’a cure de ma présence, mais qui, un sourire moqueur au coin des lèvres, prend en pitié mes amusements solitaires. Et quand j’y pense, je préfère être seule.

Mais où va donc ce post ? Disons que j’illustre par une petite histoire « l’intersection que forme chaque seconde avec sa sœur jumelle »… Ou bien que la totalité n’a aucune cohérence, et que c’est le fragment qui a des choses à nous révéler. D’ailleurs je ne dis plus rien.

Je ne dis rien, personne à qui parler. Des choses à écouter, derrière le bruit de ma propre marche les aiguilles qui tombent, le soleil qui rougit (oui, cela fait du bruit, un léger craquement comme un feu de cheminée qui s’apprête à flamber). L’humeur est aux douces rêveries d’hiver, sous l’approbation silencieuse des comptines enfantines que nous avons appris, cru oublier, et dont il nous reste pourtant quelques bribes.
Et puis j’arrive à un croisement, où à vrai dire on distingue à peine les différentes routes se séparant pour former un squelette d’étoile. Mon incertitude ne me trouble pas, elle me ralentit à peine. Droite, gauche, tout droit. N’oublions pas le demi-tour. Je stagne un instant, sautillant sur place, dans les deux traces ovales de mes pas, comme pour m’enfoncer toujours plus profondément dans la terre d’hiver. Un instant il me semble que je foule une couche noirâtre qui perce sous la neige, qui sort ses petites griffes pour agripper mes bottes. Mais, en baissant les yeux, je m’aperçois, non, c’est encore tout blanc. Blanc jusqu’en bas, jusqu’au cœur…

Imaginez, si nous avions le cœur tout blanc. Le chirurgien ouvrirait la poitrine et parviendrait à ce cocon blanchâtre pour en sortir l’organe immaculé, juste un peu duveteux, ronflant doucement. Ronflant, oui, du souffle de la vie, un doux sommeil, une berceuse quotidienne. Bien plus apaisant qu’une opération à cœur ouvert, que le rouge sur les gants tout blancs.

Ma main droite fait des moulinets au bout de mon bras, comme ma pensée qui tourbillonne dans ma tête. Droite. Gauche. Tout droit. Peu importe. Je continue. Vous ne m’attraperez pas. Vous ne savez pas par où je suis partie. Moi-même, peut-être, n’ai-je pas compris que je viens de faire ce choix. Cela m’a semblé d’abord évident, puis une minuscule résistance s’est fait sentir, qui a craquée, s’est fendillée, a disparu. Et j’ai continué. Et mes traces ont disparu dans la poudreuse, je ne les vois plus qui me suivent. Je commence un autre voyage, celui d’une nouvelle seconde, au bout duquel, à nouveau le découpage infini de nos décisions et indécisions… N’est-ce pas fantastique ?

Cela me rassure, d’une certaine façon. Il se peut que pour un instant je loupe tous mes embranchements. Que je sois une promeneuse aveugle, que je ne doive qu’à la volonté d’un Dieu miséricordieux de ne pas me prendre les sapins en pleine gueule. Mais cela ne durera que quelques secondes, qui se mouvront en minutes et en jours, cela ne pourra pas dépasser quelques mois d’égarement pendant lesquels je naviguerai dans le vide. Le brouillard finit toujours par se lever. Il ne s’agit même pas d’apercevoir la terre.
Je sais que je retrouverai le sentiment du temps qu’on égrène au-dessus de ma tête trop remplie, qui se pose trop de questions, qui cherche trop à éprouver. Oui, oui ! Tout cela m’arrêtera de nouveau et m’accrochera, et je resterai, avec plaisir, longtemps, aux croisements d’une seconde et d’une autre seconde.
Non plus à attendre, mais à savourer ce que j’aurais trouvé.

(pix: White tower, Snowskadi, deviant)

lundi 26 janvier 2009

"En anatomie, la gorge est la partie du cou antérieure à la colonne vertébrale..." (Wiki)



Le crime est notre affaire...
Alors qu'une partie de mon esprit acquière une quasi-autonomie et cherche à provoquer l'inspiration, l'autre s'est figée, incapable d'aller plus loin, à la vue d'une gorge et de mots qui jaillissaient d'entre des dents monstrueuses, blanches et irrégulières. Vraiment, c'était horrible à voir, ces lèvres s'agitant frénétiquement pour former des paroles qui venaient me traquer, m'assaillir de toutes parts, et puis donner l'assaut final, au moment où le rouge me montait au joues.

Que me veut ce monde à me faire tant souffrir par les mots des autres? Mais je sais que souvent c'est moi qui me mets en position d'être touchée trop profondément par des bêtises, des vannes à peine inventées qu'elles sont déjà hors d'usage. Je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même si les mots me terrifient, ceux qui ne sont pas à moi, ceux qui ne sont pas de moi, ceux pour lesquelles je n'ai pas la rassurante certitude de pouvoir les contenir, les calmer, comme on calme une bande d'enfants agités qui, s'ils étaient laissés libres de vaquer où bon leur semble, dévasteraient tout une maternelle.

Alors, parfois, quand ma conscience et ma volonté s'enfoncent dans les tréfonds d'une indifférence que je me force à feindre pour me protéger (mais cela est inutile), dans ces moments où je m'en veux de crier au loup à chaque infime secousse, j'ai des envies de meurtre qui me prennent à la gorge, des haines dont les effluves âcres me montent au visage et me font venir les larmes au yeux.
Le crime est notre affaire...
C'est ce menton blanc et cette gorge, en-dessous, tendue et secouée par les spasmes de la parole, qui m'attirent. Je me vois y planter, consciencieusement, avec une démarche presque médicale, une lame, qui serait fine et sans dentelures et qui, tout simplement, ferait taire le bruit des mots, leurs chuchotements mesquins et comploteurs. Oui, juste un instant détourner le flot, faire mourir les vibrations des phrases dans le jet sanglant qui fuse, et dessine un arc de cercle sans défaut avant de tomber à terre, à mes pieds.
Silencieux.

Ce ne serait plus de la violence, simplement l'aboutissement d'un geste qui aurait à coeur, ô noble projet, d'empêcher de nuire les pointes et piques qui sont les armes de nos conversations. Et encore, il y a pire... Les questions. Ces mots qui, par leur intonation montante, vous lancent un défi, celui de répondre sans vous empêtrer, sans vous vautrer sur le tapis taché de sang aux pieds de l'interlocuteur. Quel toupet, vraiment! Quelle incroyable audace ont ces questions imbues d'elles-mêmes, qui feignent d'ignorer tout le mal qu'elles vous font, c'est-à-dire le mal qu'elles vous donnent!

Alors, même si pour l'instant Thomas Lermand et sa destinée fluctuante de criminel sont encore à l'étude, les expériences quotidiennes m'offrent la possibilité d'imaginer les beautés d'un geste semant l'égorgement. Je pourrais créer un justicier venu d'ailleurs, un V revenu broyer les trachées impudentes, un oracle revenu fermer à tout jamais les bouches, pour qu'enfin nous puissions tous écouter le silence...
Nous repaître de ce silence qui souvent, quoiqu'on en dise, ne blesse pas, mais nous épargne, nous éloigne des mots quand nous commençons à les prendre pour des vérités transcendantes. Heureux l'acte sacrilège qui apporte la désillusion et fait tomber les masques menaçants dont se vêtent les phrases! Dans l'intervalle muet où nous nous trouverions alors, la vérité qui ne se dit jamais nous serait révélée.

Oh! Ce ne sont que réflexions tardives, et mes propres mots ne tombent-ils pas sous le joug de mon accusation? Je prends le risque qu'on m'égorge pour me faire taire, comme j'égorgerai encore, au plaisir de mes fantasmes, ceux qui, sans le vouloir sans doute, m'agressent de leurs murmures.

(pix: Blood on cloack, mohzart)

dimanche 25 janvier 2009

Une graine de vérité


Le crépuscule s'est fait fait la belle. Il a lancé ses longs crachats roses à la face du ciel, comme une bravade, et s'est tiré en douce, sans trop que je m'en aperçoive. Je suis occupée à brasser des souvenirs et des fantasmes, à les faire tournoyer dans l'air un peu froid de la chambre, pour qu'ils volent enfin de leurs propres ailes et s'élèvent par à-coups, lourdement, dans les hauteurs bleutées d'un ciel qui n'est plus qu'ombre aveuglante, de l'autre côté des vitres. C'est vrai, je ne distingue presque plus rien, rien que quelques griffures tordues, noires, noires, sur un fond déjà obscur. Ce sont les branches des arbres du jardin voisin.

J'imagine des choses qui n'ont jamais été, des bonheurs qui ne sont pas encore, des souvenirs que je voudrais garder, plus tard, si jamais la foi et l'espoir venaient à manquer. Je vis avec mes mondes virtuels, je grandis avec ces possibles qui se révèlent à chaque pas que je fais le long des chemins tortueux de l'existence, à chaque parole que je prononce, à chaque regard qui en croise un autre, à chaque sourire qui ne sert à rien et se donne juste le plaisir de naître. Si je me retournais à présent, je pourrais voir tout ce qu'il me plairait. Comme en dirigeant mes regards vers des réalités parallèles, souvent si proches de notre monde que je les confonds, je ferais advenir des instants de bonheur et des larmes apaisantes. Je pourrais inscrire dans cette chambre ton corps tout entier, ignorant de ma présence, et que j'admirerais...

Nous sommes dotés d'une puissance dont nous n'avons conscience, en laquelle nous n'avons pas assez foi, sur laquelle nous ne savons pas nous appuyer. Qui peut, sur cette petite planète bleue, jouer, comme nous, avec d'infinies créations? Qui peut décider, à notre façon, d'une étincelle de bonheur, d'un instant de fou rire, d'une parcelle de vérité? Qui peut se permettre d'avoir la tête aussi grosse que la caboche divine et, d'un vers, d'une succession de notes, d'un mouvement de bras, d'un coup de pinceau sur la toile, créer tant de beautés?

Il n'y a personne d'autre que moi dans cette pièce à moitié dénudée, où dans la bibliothèque les livres se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, où dans les placards les fringues sont rares et désespèrent de jamais plus être portées.
Il y a tout ce que je veux entre ces quatre murs. Il y a l'espace ouvert d'un horizon sans frontières, où je vous vois, vous, vos phrases trop souvent répétées, les intonations de vos rires, les démarches de vos silhouettes, où je respire l'odeur de lieux si longtemps fréquentés qu'ils me semblent bâtis à l'intérieur de moi, façonnant l'architecture de mon imagination, la structure de chacun de mes textes. L'horloge avance, les minutes peinent à se frayer une voie parmi toutes les chimères qui s'amoncellent dans mon espace-temps, dans le foisonnement de mes pensées.

Et s'il fallait choisir, parmi ces lignes mêlées confusément?


Dehors, le crépuscule s'est fait la belle. Oui, cela fait longtemps, déjà... Près de moi, ton souffle régulier bat la mesure de cette nuit somnolente et paresseuse. Je passe un doigt sur ta nuque dénudée, pour m'assurer que tu es bien là. Ici. Sur terre. Au creux de mes rêves. Au futur. Au passé. Décliné dans toutes les nuances du monde, ton visage ignorant de mes mots qui te cherchent.

C'est tant mieux. Ne m'aide pas à te trouver.


(pix: Dragon reflection by Ironshod, deviant)

samedi 17 janvier 2009

"Tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable."


(pix: Treasure Hunt by Foxfire, deviantart.com)

- "Invisible sauf pour ceux qui savent
déjà où la chercher"? Mon cul, ouais! J'me suis baladé comme un con devant le NIR, à écarter les doigts dans tous les sens pour la dénicher, cette foutue porte. Sans rire, j'ai l'impression d'avoir la main palmée maintenant, tellement j'me suis démené!
Laurent
et sa véhémence, qui fait sourire, parce qu'au fond on sait tous que ce n'est pas un mauvais bougre.
- Salut,
Laurent. La nuit a été bonne à ce que je vois?
Etienne
ne lève pas les yeux du parchemin sur lequel il laisse aller ses ongles propres et ses phalanges délicates, qui, dans leur mouvement incessant, semblent lire à toute vitesse les signes tracés à l'encre noire se chevauchant sous les tâches et les déchirures des siècles. Il ne lève pas la tête, mais un mince sourire tend ses lèvres fines, suscité par une complicité qui n'a plus rien à craindre. Cela fait dix ans qu'ils ne se quittent plus, Laurent et lui; alors, non, vraiment, il n'y a plus à hésiter. La place d'ordinaire réservée aux embarras et aux maladresses a été définitivement comblée par une amitié volage, rieuse et insaisissable.
- Putain mais t'écoutes un peu ce que je dis? Tu...

Laurent
réprime une exclamation pourtant bien partie, et se prend en pleine gueule le regard vert sombre d'Etienne, sa figure brune et pas rasée, et son début de sourire qui se meut rapidement en fou rire.
- Mais arrête de te foutre de...

Assaillis de bredouillements inintelligibles, les deux gamins de trente ans se laissent aller à rire en oubliant la syntaxe; ils se bidonnent, appuyés sur l'imposante table en bois massif qui sent la bière et la cigarette.
Laurent donne une grande tape dans le dos d'Etienne, comme s'il pouvait par ce geste arbitraire chasser les hoquets et les rires qui parcourent le corps mince et musclé de son ami. C'est peine perdue, d'ailleurs Laurent n'a que trop besoin, maintenant, de ses deux mains pour se tenir les côtes...

Un peu plus tôt dans la matinée
.
-
Etienne! Tu dois passer à la bibli, non? Tu viens avec moi?
- Non, je peux pas, je dois passer prendre des trucs dans mon casier...

Typhaine
soupire. Elle devrait se faire une raison, se résoudre à reconnaître l'inévitable inefficacité de son enthousiasme, mais elle ne peut réfréner ses envies perpétuelles de proposer des trucs aux gens. Malheureusement, ledit enthousiasme étant rarement partagé, elle se voit sans cesse obligée de traiter avec de petites désillusions, insignifiantes chacune à part, mais qui, amalgamées avec la grisaille de janvier, lui remontent comme une boule dans la gorge en fin de journée. Mais elle garde la certitude d'être dans son bon droit... Cela ne se fait pas de toujours dire non à tout!
Ses cheveux bouclés laissés libres de virevolter dans la brise matinale,
Typhaine s'approche des portes vitrées du NIR. Elle entr'aperçoit Cléo qui, pas bien chaudement vêtue, arbore un air d'inquiétude mêlée de rêverie diffuse.
-
Cléo, ça va?
Cléo
tourne la tête, par automatisme, murmure un vague "Bonjour" sans répondre à la question posée. Nous ne saurons jamais si elle a volontairement snobé Typhaine ou pas; il est trop tard pour lui demander, elle a déjà filé vers le Pot, sa carte ENS en main. Les bords plastifiées en sont déchirés et lui cisaillent les doigts.
Typhaine
pourrait y voir un signe du destin. Elle n'a pas lu l'horoscope ce matin, mais on ne peut nier que deux abandons, même légers, en moins de quinze secondes, c'est un mauvais départ. Elle passe en coup de vent vérifier son maquillage dans la glace des toilettes, puis franchit la porte de la bibliothèque, et monte jouer à l'apprentie archéologue, soulever des couvertures poussiéreuses, s'enfouir sous des siècles de savoir, se délecter d'un oubli bien mérité de soi-même au profit des vies illustres des autres ; elle ne sait plus rien du monde parisien qui, dehors, se dandinant pour suivre le rythme d'une vie un peu trop rapide, un peu trop leste, s'apprête encore une fois à assurer la continuité des jours en raccommodant l'aube et le crépuscule.

Etienne
a semé Typhaine. Il allume une clope qu'il fume lentement dans la cour du NIR. Il cache sa silhouette bien faite dans l'encadrement d'une fenêtre et aspire avec délectation les bouffées de nicotine qui le tapissent, à l'intérieur, de chaleur et de sérénité. Il est 9h10 à sa montre. Il lui reste un peu moins d'une heure avant de retrouver Laurent. Cette quête commence à lui peser, d'autant plus qu'il n'y a pas le moindre signe qu'elle doive finir un jour. Il craint surtout que Laurent ne parvienne pas à rester encore longtemps patient; il est sûr du moins qu'il n'attendra pas qu'ils aient épluché tous les vieux manuscrits d'ésotérisme de la bibli pour "péter son câble", comme il dit. Etienne n'a aucune envie de devoir à nouveau calmer son frère ulmien, ça le gonfle de devoir toujours se montrer raisonnable alors que Laurent a le privilège de l'emportement et de la disproportion.
Inspiration, relâchement, expiration. La cigarette se consume au ralenti,
Etienne se perd dans des souvenirs aux teintes délavées, aux contours rendus flous par les défauts de la mémoire. Promo 1998, un septembre splendide où pas un nuage ne faisait concurrence au bleu du ciel. L'excitation de la jeunesse, oui, c'était encore la jeunesse et son flottement, son alanguissement un peu vantard, parfois sérieux, parfois ridicule, mais qui faisait tellement de bien... Première soirée organisée à l'Ecole, un vendredi soir, dans le vieux gymnase. Etienne connaissait peu de monde, mais la bière déliait vite les langues et les corps qui, après deux voire trois ans de prépa, attendait simplement le top départ pour s'élancer sur le dancefloor au rythme envoûtant de la soul, pour se mêler aux vibrations des basses et aux hurlements du rock. Très vite il n'avait plus compté les nouveaux visages et prénoms venus s'imprimer, brusquement et très vaguement, sur le front plissé de sa concentration; au final, il disait bonsoir à tout le monde, faisant mine, comme les autres, de maîtriser toutes les données de la situation, et évitait de se mettre dans des postures embarrassantes en cherchant - chose inouïe! - à appeler les gens par leur prénom. Et puis, Cendrillon étant rentrée chez elle, la salle se démenant toujours, pleine à craquer, Etienne avait senti sur son épaule se poser une main, poigne ferme, paume large. Il avait pivoté pour se retrouver face à face avec un mec à la peau pâle, au visage ovale marqué par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant...
- Moi c'est
Laurent, avait prononcé l'inconnu au regard perçant.
S'il avait bu, cela ne se voyait pas. Ses pupilles seules tremblaient un peu, mais peut-être était-ce la lumière vacillante des spots et le martèlement de la musique qui les désorientaient.

-
Laurent? Euh...
- T'as intérêt à t'en souvenir, vieux, parce que maintenant, toi et moi, on se quitte plus.

Etienne
, suant l'alcool et la fatigue, s'était tout à coup demandé ce que foutait ce ténébreux dérangé au pied de l'estrade, à lui tripoter l'épaule et à lui promettre une vie de couple pour l'éternité.
- Mais, je...

-
Parle pas, de toute façon t'es plus en état de dire quoique que ce soit que moi, ou n'importe qui d'un peu moins imbibé, puisse comprendre. Epargne-moi tes balbutiements, viens. Et puis, bon...
Laurent
l'avait regardé encore une fois dans le fond des yeux - on aurait dit qu'il l'autopsiait patiemment, séparant les chairs des os pour parvenir, dessous, à coincer entre deux doigts quelque chose comme une sensibilité, une personnalité.
- Bon, je te paie une bière.
Ça peut plus rien te faire, là.
Et voilà comment tout ça avait commencé. Quelques chopes plus loin, quelques échanges joyeux dans la poche, et ils s'étaient retrouvés à traîner ensemble leurs grandes carcasses sur la piste poussiéreuse de leur scolarité; quatre années, à peine entrecoupées de brèves escapades à l'étranger où, même s'ils étaient séparés, ils continuaient de vivre ensemble et de tout partager. Et, au final, un poste à l'Ecole pour chacun des deux. Par la suite,
Etienne avait souvent demandé à Laurent pourquoi, comment, au nom de quoi il s'était permis, ce soir là, au milieu de tous les autres, alors qu'il y en avait tant d'autres, de le choisir, lui. A chaque fois, Laurent l'avait regardé avec une certaine suffisance que ses haussements d'épaules ne parvenaient pas à masquer:
- Est-ce que je te demande pourquoi tu fais ce que ton destin te destine à faire, moi? Arrête de me demander ça... Tu sais aussi bien que moi que ça ne pouvait pas être autrement.

Et de fait, même si cette réponse ne le satisfaisait jamais pleinement, même si
Etienne détestait les tautologies et leur petit manège circulaire et creux, il se résignait la plupart du temps à donner foi aux paroles de Laurent. Parce que, tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable.

- C'était pas la peine de t'échapper comme ça si c'est pour me tomber à nouveau dessus, et cette fois me déranger dans mes apnées bibliophiles!

- Ah,
Typhaine... Je pensais pas que tu serais dans cette salle, sinon je t'aurais accompagnée.
Aïe
. Bien sûr qu'Etienne n'a rien contre Typhaine, bien sûr que ça ne l'amuse pas de la planter toujours au seuil de la bibli, et de lui mentir en prétextant qu'il a d'autres choses à faire. Mais Laurent a été bien clair sur ce point - et d'ailleurs Etienne ne peut pas nier la pertinence de sa mise en garde : il est hors de question que quiconque vienne à découvrir ce sur quoi ils travaillent, et la raison pour laquelle ils vident progressivement, par des moyens plus ou moins légaux, la bibliothèque de ses ouvrages les plus anciens et les plus mystérieux... Alors, même si cela l'oblige parfois à adopter la misanthropie intermittente de Laurent, Etienne se plie aux règles. Pourtant il l'aime bien, Typhaine. Sa maladresse, sa douceur, et ses fossettes qui rigolent sous ses yeux sombres lui mettent du baume au coeur quand il sent la vie s'étriquer autour de lui.
- Désolé, j'ai quelque chose à emprunter, je repasse peut-être...

- T'inquiète pas, j'ai pas l'intention de te pourchasser entre les rayonnages! D'ailleurs, si tu ne veux pas me dire ce que
Laurent et toi vous vous obstinez à chercher, c'est pas grave, ça ne me regarde pas. Simplement, ne me prends pas pour une idiote, Etienne.
Maligne, l'excentrique
Typhaine. Etienne laisse un sourire affleurer sur ses lèvres. Bon, il ne lui dira rien, c'est clair, mais tout de même il peut...
-
Typhaine?
- Oui?

Etienne
, qui avait déjà fait quelques pas pour passer dans la salle 6, revient vers la jeune femme et pose ses deux mains sur le bord de la table qu'elle a recouverte, sans ménagements, de livres et de feuilles manuscrites.
- J'ai deux places pour aller voir
Le songe d'une nuit d'été, à l'Odéon. Ça te dit?
Typhaine
cligne des yeux, son coeur se rue hors de sa poitrine comme s'il voulait se frotter au torse d'Etienne, plus près, le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès... Elle s'entend répondre:
- Avec plaisir! Pour une fois que tu renonces à m'échapper...

Aïe
.
Humour, humour, quand tu nous tiens. Tu es sûre que c'était nécessaire, ta blague un peu lourde, ma belle? Bon, peut importe. Etienne ne s'en embarrasse pas, regarde, il est déjà parti vers sa quête infernale, et toi, tu n'auras pas assez de toute cette journée pour te remettre de tes émotions. C'est ça, replonge-toi dans tes grimoires...
Et
calme-moi ce rythme cardiaque!

vendredi 16 janvier 2009

The edge of love


Laisse-moi t'aimer, je suis prête, je suis tout prêt. C'est comme une évidence, ne le sens-tu pas? Il y a des frissons qui courent tout autour, le dos vaillant de la jeunesse se voûte un peu, de peur de grandir, car nous sommes à l'aube d'un nouvel été. Celui qui commence avec toi, qui porte en lui des promesses et des certitudes moirées au bord des cils et de leurs larmes. Nul n'y prête attention, et pourtant les sourires ont trouvé là leur point de tension. L'éclat qui brille veut nous éblouir, de peur qu'on ne l'oublie, trop vite, avec les béguins d'un instant, ceux qu'on se crée pour ne pas être seul.

Respire, laisse-moi venir, il n'y a que ça à faire, nous le savons. Sans ça, nous n'aurions pas ce même balancement qui nous met au diapason l'un de l'autre, et j'irai encore errante, au bord de mes abîmes d'interrogation, sans vouloir les quitter.
Mais maintenant je ne veux plus, j'ai trouvé le mot juste, la mélodie qui sonne et teinte les choses pour que je les voie de nouveau, nouvelles. Peut-être un soir, ton bras oublié près du mien, peut-être un matin un bonjour échappé de tes lèvres pour venir se poser sur les miennes, peut-être une nuit ta peau à tâtons qui trouve mes gestes aveugles... et le tourbillon trouble sous lequel je résonne. Ce qui n'a pas encore été passe au travers de moi, et me rend forte. Forte de toi, de ta présence qui ne partira pas, où la mienne restera figée.

J'ai trouvé mon point d'ancrage, une larme de rire sur les joues du monde, un carré de ciel bleu au-dessus de mes rêves. Comme ils sont beaux, comme tu es beau... Il est certain que tout commence aujourd'hui pour ne jamais finir, car je maîtrise le temps; de mon pinceau je peins l'éternel qui s'ignore encore, de ma plume je trace l'émail des joies et des peines à venir, que je ne fais qu'effleurer sans les dévoiler. Sans vouloir soulever l'étoffe dont l'amour, dans sa timidité, s'est vêtu.

Plane au-dessus de moi, et je suivrai ton ombre. C'est une déclaration à tant d'autres semblables, et pourtant, si je savais qui tu es... Je ne dirais pas ton nom, je le garderais pour moi. La vie me le demanderait, au terme de nos aléas, lorsque les méandres de nos jours viendraient à trouver leurs embouchures. Elle me le demanderait et je résisterais. Et puis dans une ultime bravade, où la fougue des premiers baisers prendrait sa revanche, je cèderais, certaine d'avoir été aimée.

Je ne crois pas aux prophéties. Je n'ai pas confiance dans les vieux grimoires. Mais je sais lire les lignes qui parcourent mon corps pour aller vers le tien. Même si parfois je les perds, il ne faudra que l'éclair d'une seconde pour que mes pas retrouvent leur course, espérance et mélancolie. Laisse-moi respirer une dernière fois, c'est la note où mes soupirs se posent, la rime où mes élans se brisent.

Les mots où mes mots s'exténuent, pour mourir on the edge of love.

(pix: The Cloister World, Inebrianta, deviantart)

jeudi 15 janvier 2009

What a wonderful world


(pix: blue sky by Sintija)

Belle journée que celle d'aujourd'hui...
A bout de souffle, à bout de nerfs, le café en ébullition dans les veines, les cernes et les sourires, et puis on recommence. Tous les jours comme ça? Je prends!

Que dire de plus? Sortie du lit du bon pied, et encore, ça n'explique pas. Il y a avait ce je ne sais quoi qui rendait le monde bizarre, un peu stupide, un peu gamin. Plus jeune, plus futile et plus taquin, le bout du nez frétillant comme (comme?)... Il y avait cette sorte de folie qui tombe en poussière dans les rayons du soleil, nous enivre avant que l'ayons vu venir, et nous rend plus semblables à nous-mêmes que nous ne l'avons jamais été. Ça fait du bien de se retrouver, parfois.

L'Ecole est toujours ce mastodonte de pierre et de décadence absolument charmant. Je m'y suis baladée en saupoudrant ça et là de fantaisie, de personnages et d'intrigues invraisemblables. Mais ce n'était pas nécessaire. La réalité était si rafraîchissante qu'elle m'a suffit.

A cours de mots je me vois contrainte de laisser ma plume virtuelle de côté; elle a toujours du mal à se laisser aller, quand il n'y a rien d'autre à dire que ces trois mots:

Je vais bien.


mardi 13 janvier 2009

A la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang, aux cheveux noirs comme l'ébène...


(pix: Artic Finis by blackheir85, deviantart.com)


Il est tôt.

Trop tôt pour songer à ces choses-là, à ces enluminures de naïveté, à ces dentelles de rêveries. Les rares autochtones qui serpentent sur le circuit sont encore à moitié avachis dans leur fringues, l'air défait, les cheveux dressés sur la tête comme si l'Ecole avait brusquement été mise en apesanteur. Du Pot s'échappent des odeurs alléchantes, café, croissant ou jus d'orange. Même ces filaments parfumés, invisibles, qui mènent les élèves par le bout du nez, les guidant miraculeusement de leur chambre jusqu'au buffet sans passer par la case Départ et sans toucher 20 000, donnent le sentiment de composer un ensemble ébouriffé et hirsute.
C'est le matin des endormis qui daigne se lever sur la Courô.

Quelle est donc cette jeune fille qui se permet de juger de haut les réveils difficiles de ses compatriotes?
Derrière une vitre embuée où les arabesques de givre rappellent le flot de la fontaine frileuse, on voit un visage pâle où s'écarquillent deux grands yeux, dans lesquels tourbillonnent deux pupilles, frénétiquement, sans parvenir à dompter leur impatience.
Mais qui ne le serait, impatient, dans cette situation? Le beau Laurent vient de rentrer sur le terrain. Terrain piégé, non pas tant parce que la Courô, blanche, douce, et casse-gueule, a apprêté ses joyeuses farces et ses gamelles, mais surtout parce que Cléo, là, derrière la vitre, a tissé les moindres recoins de la cour de ses regards clairs.

Laurent ne daigne pas s'apercevoir qu'on l'observe. Cela fait des semaines qu'il ne daigne s'apercevoir de rien. Cléo ne pense même pas à choisir le désespoir. Tant qu'elle le verra, une fois, deux fois, plusieurs fois par jour, marcher tout près... Tant qu'elle le verra, lui, sa silhouette élancée, faite pour traverser le monde vêtue d'élégance, de simplicité, de perfection... Tant qu'elle pourra se nourrir de ces brefs éclats, de ce visage aperçu au coin d'un couloir, elle continuera à porter sa croix, un vague sourire au lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes.
Amoureuse, et fière de l'être.

Elle n'en perd pas une miette, la Cléo. Ses lèvres roses, raidies par le froid, se cachent dans son écharpe. Son regard bleu-vert, noyé dans la blancheur qui l'environne, colle aux pas de l'homme en noir, à la chemise kaki, comme pour le retenir et entraver sa marche. Il faut croire que l'insistance d'un regard peut être plus néfaste qu'on croit.
Laurent, qui allait d'un bon pas contourner le bassin aux Ernests, glisse, opère une translation non maîtrisée vers l'ovale sombre, sa main droite tentant de se rattraper à une rampe imaginaire, sa jambe opérant un décalage brusque et inhabituel... Cléo entrouvre la porte qui donne sur la Courô, celle à gauche quand on regarde vers le NIR, celle en face quand on traîne près du CEA, celle à droite quand on sort du COF... Elle la pousse juste une seconde, le temps pour elle de lâcher un soupir, le temps pour les deux filles, à droite, de pouffer dans leurs foulards en soie, le temps pour Laurent, en face, de maudire le Grand Architecte du monde et de lui intimer l'ordre de le laisser poursuivre, debout, et sur ses deux jambes, sa route vers la cour du NIR.
Les prières sont exaucées, les injures efficaces. Cléo laisse la porte retomber sur son visage impassible, tendu. Elle se dirige vers la K-fêt, suivant toujours du regard, à travers les vitres, Laurent qui, sombre, avec ce je-ne-sais-quoi d'arrogant et de mystérieux, salue vaguement un professeur, et se rend dans la salle des casiers.

Elle se replie au fond, près de l'entrée de la cafétéria, près de l'escalier qui mène en K-fêt, parce que non, ce n'est pas la même chose, et le voit sortir à nouveau, se dirigeant vers elle. Que peut-elle bien lui trouver? Laurent doit avoir une trentaine d'années, il n'est ni trop grand, ni trop petit, porte un costume sombre, une chemise kaki et une sacoche noire à fermetures argentées. Visage ovale, dont les angles sont marqués par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant, dans le mouvement de la main droite, saccadé, énervé, une tension invisible au premier abord, quelque chose prêt à éclater.

Cléo
se mord les joues. Bah oui ma belle, ce sont des choses qui arrivent. A force de le filer comme ça depuis des jours, tu allais forcément finir par te retrouver sur sa route, il allait forcément finir par t'arriver droit dessus, comme ça, comme maintenant, comme le Titanic sur son iceberg, sans pouvoir t'éviter... Tu vas te faire broyer, ma petite. Ton coeur de plume et de gloss va gicler, pressé par le refuge d'un sourire sur ce visage qui se donnera jamais. La petite fantaisie dont tu décores pour l'instant ta vie va te coûter trop cher pour ne pas laisser de traces sur la matière molle et blanche dont tu es faite, rêveuse et pleine d'espoir...

Un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Cléo ne voit rien, elle a les paupières baissées, elle ne sait pas pourquoi, peut-être que ce serait trop dur de voir qu'il ne voit rien. Quoiqu'il en soit, un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Ce dernier s'arrête, l'humeur massacrante qui marque ses traits demeure mais on y voit surgir les élans étonnés de la surprise et de l'abasourdissement, comme des cercles concentriques venus affleurer sur sa peau pâle. Il se penche vers les carreaux opaques, ses lèvres forment des mots que Cléo n'entend pas... Elle ne sait même pas qu'il les a prononcés. Elle triture le bas de sa manche en faisant les cent pas devant l'entrée arrière du Pot. Elle triture le bas de sa manche en attendant que quelque chose change. Elle triture le bas de sa manche en ayant peur que tout ça change.

Laurent reprend sa route. Les éclairs imperceptibles d'une émotion violente parcourent son être entier, mais c'est à peine s'ils altèrent sa démarche toujours tranquille, et assurée. Pourtant, qui le connaît bien saurait qu'il n'a pas pu se tromper. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Cléo lève la tête. Il arrive. Il s'apprête à passer devant elle, elle s'apprête à le sentir plus près, encore plus près, elle pourrait presque le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès. Il ne voit rien, il a la tête pleine d'un mirage dont personne n'a idée, et dont tout le monde se fout. S'ils savaient... Mais Laurent pile net devant Cléo, sans remarquer ses petites joues pâles colorées par un sourire, ses pupilles tremblantes et le bas de la manche, qu'elle triture. Non, il étouffe simplement un juron, jetant un regard noir à ce monde qui semble contrecarrer ses plans. A la gauche de Cléo, en haut de l'escalier de la K-fêt, une silhouette de jeune fille, cheveux roux, talons hauts, fait fuir le beau Laurent et sa misanthropie matinale. Il fait demi-tour, brusquement, sans prévenir, sans prévenir... Elle n'avait pas prévu ça, la douce Cléo, d'ailleurs elle ne comprend. Tout ce qu'elle a vu, c'est Laurent avancer vers elle, se figer un instant, une rage disproportionnée plaquée sur le visage, puis partir, partir, sans raison, sans rien...

- Salut ma grande!
Cléo pivote. Devant elle, Esmeralda en personne. Non, ce n'est pas une blague, elle s'appelle comme ça. Il faut croire aussi qu'elle a tout fait pour coller à son prénom. Grande, belle, naturelle, en courbes et en déhanchés, gracieuse. Esmeralda, qui la salue.
- ... Salut.
- Comment ça va? Pas trop dur?
Esmeralda lui pose des questions banales, sans intérêt. Cléo n'a plus en tête qu'un homme qui a quitté sa route, l'a snobée et réduite à l'inexistence. Ça lui fait mal, à la Cléo, on peut comprendre.
Et l'autre, là, la fille parfaite, qui pousse son baratin comme un cadi poussif, au milieu des rayons enneigés de la Courô!
Pourtant, si Cléo avait fait plus attention, elle aurait peut-être compris ce que moi j'ai compris. Si elle avait levé les yeux, regardé Esmeralda, passé outre sa beauté, son aura, sa sensualité, elle aurait vu son regard tendu, prêt à claquer à la moindre torsion, poursuivre Laurent jusqu'aux tréfonds du 45.
Et elle aurait alors compris que son idéal masculin avait un autre chasseur à ses trousses.

samedi 10 janvier 2009

Latitudes ernestophiles


Il saute à bas du muret.
- Laurent, tu vas où? Hé!

Il bouscule un arbuste aux branches nues, manque de shooter dans un corbeau qui se dore la pilule sous une farandole de philosophes stoïques, aux visages anoblis par l'usure de la pierre. Bordel! Il a neigé ici aussi! Il manque d'aller embrasser les Ernests dans l'eau stagnante du bassin, via la ligne TGV-verglas qui traverse la Courô. Ses talons crissent, sa main droite tente de se rattraper à une rampe imaginaire en brassant l'air glacé du matin, sa jambe opère un décalage brutal et inhabituel... Les secondes ralentissent, lui tombent une à une sur la tête comme des aiguilles de givre. Finalement tout se fige, un équilibre précaire semble lui accorder sa grâce. La gamelle a été évitée, pas le ridicule.
Les deux poupées au teint de porcelaine, dans l'encadrement de la porte, le regardent en rigolant. Il leur ferait bouffer leurs jolies dents d'ivoire...

Considérant la mauvaise humeur comme une des attributions divines qui, de droit, lui reviennent, Laurent fusille du regard le prof maussade, celui qui fume une clope depuis longtemps éteinte, en suant par tous les pores un ennui navrant.
Non, ça, c'est à moi... T'as qu'à sourire, comme tout le monde. T'auras l'air con, j'aurais l'air de mauvais poil, mais au moins je serais le seul.

C'est bête, parce qu'il le connaît ce prof. Du coup, sa grande tirade reste coincée au fond de sa gorge, à se débattre entre éructation et déglutition. De toute façon, les mots n'auraient pas pu franchir ses lèvres; reste de self-control ou décongélation des cordes vocales en option? Peu importe, Laurent s'avance sous le regard vicieux de la cigarette consumée; il fait un signe de tête, qui ne veut rien dire, l'essentiel étant que l'autre puisse y trouver ce qu'il y cherche. Le prof en costume fripé doit y saisir un bonjour, ou un quelconque signe de familiarité amicale.
Mon cul, ouais... L'hypocrisie en dosettes, il a toujours du mal à avaler.

Des microbes, des éternuements, batifolent joyeusement sur le seuil du bureau COFien. Laurent pratique le slalom aléatoire, il finit donc par se heurter à des pensées désagréables... Programme d'études, partiels.
- Salut!
- Salut! Ça va?
- Ouais, et toi?
- Ça va.
A couper au montage, sans intérêt. Pas une seule lueur d'attention dans les flaques fatiguées des iris. Les gens s'en foutent, alors pourquoi leur jeter à la face leur propre médiocrité? Non, décidément, à couper au montage.

Laurent
regarde au fond du casier les ténèbres qui gigotent. Il attend quelques secondes comme si elles allaient lui pondre une lettre, une brochure ou un prospectus. Non, rien. C'est définitif, la journée sera placée sous le signe de l'absence.
Il en prend son parti. Pourquoi se prendrait-il la tête avec ce qui lui manque? Il se la prend déjà bien assez avec ce qu'il a. Derrière les vitres embuées, dehors, il aperçoit fugitivement un vide qui ondoie. La zone brouillée se déplace allègrement vers le CEA, couronne un instant la fontaine et se fond dans les vapeurs de neige, de l'autre côté. Plus rien. Mais c'est bien plus que du rien!
- Putain, j'y crois pas!
Laurent parle tout seul, il n'a pas pu se tromper. Sans rire... vous y croyez, vous, à cette apparition? ou plutôt, à ce vague brouillage de l'air, une seconde, l'instant d'un battement de cil? à ce balbutiement de la lumière, sans gêne, autour d'une silhouette humaine? Parce que Laurent y croit, lui. Et que vous ne pourrez pas lui ôter l'idée de la tête. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Bon sang, c'est à croire que l'antique monstre du 45 l'empêche de penser en rond ! Une autre connaissance se profile dans l'escalier de la K-fêt. Merde... Mais enfin, pas d'inquiétude. L'esquive est toujours possible; il y a dans l'atmosphère cette liberté qui se faufile par les interstices du microcosme ulmien, il y a les résolutions de début d'année qui piaillent encore un peu, et surtout, il y a les ressources dont Laurent dispose, parce qu'il sait bien que si on a commencé par parler de lui, c'est qu'il aura un beau rôle, et peut-être même le droit de figurer au générique. C'est déjà bien. On ne peut donc pas se permettre de griller la cartouche de son personnage en l'obligeant à se confronter, dans le ring des dialogues blasés, à tous les individus circulant sur le Carré central.

Alors, forcément, la solution lui tombe tout cru dans le bec. C'est à croire qu'on veut faire de lui le héros de la farce...

Dans la cour où barbote le vaisseau en perdition du NIR, Laurent s'avance. Sa silhouette filiforme s'imprime sur l'onde ensoleillée qui baigne le bitume. Il appuie quatre de ses doigts près de l'encadrement d'une fenêtre, avance d'un pas. Les chaises chromés de la cafétéria, qui prennent leur bain de soleil, jettent des regards curieux vers sa chevelure sombre, sa chemise kai et sa veste noire. Elles se seraient frotté les yeux, si elles en avaient eu. Oh, bien sûr, personne d'autre n'a rien vu.
Et de fait, il n'y a plus rien à voir. La chevelure sombre, la chemise kaki , et la veste noire, ont disparu sans laisser de traces. Ou plutôt, sans laisser d'autres traces qu'une marque brune qui court sur la façade, et dessine autour des carreaux une porte de grande dimension, à la dégaine toute médiévale, presque invisible à l'oeil nu...

Invisible?
Sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher.

vendredi 9 janvier 2009

Je, et lui, et elle


- Vous savez combien ça coûte cette petite merveille? 6 000 euros au bas mot! Voyez-vous ça... c'est plus dans nos moyens, hein? Je crois que j'en ai jamais vu avant.
- Moi non plus. C'est vrai que ça a de la gueule.
- Hum, oui, c'est beau, hein? Il doit y en avoir à Compiègne.
- Je n'en sais rien.
Je, et lui, et elle, sommes assis dans la salle d'attente du labo; je, ou lui, ou elle, c'est pareil, attendons qu'on daigne nous inviter à nous déshabiller. C'est une image, bien sûr, on n'enlève que son manteau, son pull, pour tendre un bras blanc à la main gantée et à l'aiguille. Enlever davantage, ce n'est pas dans le protocole.
Nous sommes assis dans la salle d'attente du labo; et le vieux monsieur, à gauche, porte un chapeau de cow-boy. Et, à ce que je, lui, elle, pouvons voir, il aime les chaises à porteur.
- Vous savez combien coûte cette petite merveille?
C'est cher. Peu importe, je pense, ce n'est pas un objet de consommation courante. Mais le vieux monsieur est content de discuter, il attend sa femme qui est en train de se faire piquer. Pardon, de se faire prélever du sang. Du moins, c'est que je comprends après. Nous la voyons sortir, avec son chapeau démodé et sa mine fripée. Ils vont bien ensemble; je, lui, n'osons tenter d'imaginer la route, si longue, qu'ils ont fait côte à côte. Ça la déborde de penser à ces choses-là. Il y a de l'admiration dans ce débordement, un peu de fascination, et son sourire, le mien, le sien, le nôtre, qui plisse au coin de la bouche, parce que quand même, ils vont bien ensemble.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Je vous promets que c'est ce qu'il dit. Je l'ai entendu. Elle l'a entendu, et lui aussi. De toute façon, c'est pareil. Mon narrateur multiple refuse le carcan d'un pronom unique. Que voulez-vous faire? Elle négocie. Je parlemente. Il s'adapte.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Le vieille madame ne comprend. La question est étrange. La réponse n'éclaire pas grand chose.
- Une chaise à porteur, du Nord de la France je crois.
Pourquoi ça s'appelle une vinaigrette? Je ne cherche pas de réponse, elle et lui entrent dans la salle de prélèvement. Ca s'appelle comme ça. C'est un peu trop indéterminé à mon goût.
- Alors, qu'est-ce qu'on vous prélève aujourd'hui? Euh, un oeil?
- Tant que c'est temporaire, ça ne me gêne pas.
- Vous pouvez téléphoner à partir de 14h, et passer à partir de 17h prendre les résultats écrits. On vous rend votre oeil avec.
- Et le service après vente?
- Il y a un supplément.
- Bien sûr.
Bien sûr.

Dehors il gèle, des croûtes de neige maculent les trottoirs. Elle sent le bout de son nez rosir sous l'agression. Il sent ses doigts se raidir dans ses gants, dans ses poches. Je sens mon cou exposé aux morsures dans le creux de l'écharpe qui glisse.
Devant, la fille, elle s'est enfoncé le bonnet jusque dans la trachée! Non, ce n'est pas vrai. Bien sûr. Le bord effiloché de laine bleuâtre serpente au-dessus des sourcils, juste au-dessus. Il a l'impression d'être en filature, c'est sa faute si elle reste devant moi. D'ailleurs elle lui coupe la route. Nous sommes pressés, mais pas assez pour la dépasser. La fille au bonnet n'a qu'à passer devant, nous n'allons pas lui faciliter la vie. Je ronge mon frein, les sapins du Panthéon me font signe et le nargue.
- Alors, t'attends quoi?
- D'être en retard.
- Plus besoin d'attendre beaucoup, alors. Regarde, là, l'heure. Elle se fout de toi.
- Moi aussi je me fous de moi. Na.
Le bonnet bleu a pris (un peu) d'avance. Le 89, à gauche, passe dans un courant d'air. Un courant d'air, au milieu des courants d'air qui chatouillent Paris, qui font scintiller l'hiver. J'ai, il a, elle a froid. Il y a des choses à voir, et ça nous réchauffe. Un jeune homme à barbe blonde, bonnet aussi. Noir, elle croit. Il croise la trajectoire d'escargot de la fille au bonnet bleu. Collision?
Ils se connaissent, ça ne compte pas. Ils s'embrassent, je n'avais pas prévu. Parce que nous allons seuls, poursuivant le fil invisible qui glisse à nos pieds, je crois que les autres se font aussi traîner comme ça. Ils bifurquent, mais ils ne sont pas en couple. Ils se sont fait la bise. Elle les voit s'éloigner, sur sa gauche, sous les sapins, vers la descente Soufflot.
- Comment ça va?
- Bien, super. Ca fait plaisir de te voir.
- Il fait un froid de canard, c'est fou, ça fait longtemps qu'on avait pas vu ça!!
- On va prendre un café?
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça. Mes pas, leurs pas, les nôtres, s'en vont tambour battant poursuivre leur répétition. Ceux de la fille au bonnet bleu, et du jeune homme à barbe blonde, ont disparu. Ou plutôt, ils sont à la disposition d'autres gens, qui peuvent les voir et les entendre. Moi, je ne peux plus, je suis déjà trop loin.
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça.
- T'as ramassé Bob?
- Ouais, il est partant.
- On l'embarque, alors? Tu lui confies le rôle?
- Déjà? Tu es sûr qu'il est prêt?
- Il l'a déjà prouvé. Et puis Matt ne peut pas le faire.
- Ca va nous coûter cher.
- On n'a plus rien à perdre.
- On n'a plus rien de toute façon.
Peut-être. Moins plat. Ils se sont peut-être dit ça.

Je, et lui, et elle, nous continuons. Sans forcer, sans résister. Le monde coule et se déforme pour nous laisser passer. C'est la plume d'une ange, là-haut, qui nous fait une petite place, sur son parchemin taché. C'est bien.
Quelque chose de plus, il me semble. Il lui semble que c'est une insouciance, en même temps qu'un certitude. Elle sait que ça porte un nom, n'ose pas le prononcer. Ce n'est pas à elle de le faire. C'est à nous trois. C'est à moi.

- Alors, docteur... Dites-moi la vérité, je suis prêt.
- ...
- Ca s'est aggravé? Il n'y a plus d'espoir.
- C'est extrêmement étrange.
- La thérapie n'a pas fonctionné? Vous savez, je suis prêt. Je suis prêt, prêt à vous entendre.
- Vous vous répétez.
- C'est pour me convaincre.
- Je vous croyais prêt, donc convaincu.
- C'est en cours, enfin, non, c'est bon. Allez-y.
- J'ai refait plusieurs fois les tests.
- C'est mauvais?
- ...
- Très mauvais?
- Vous êtes guéri.
- ...
- Vous êtes en voie de rémission complète. Je ne peux plus rien pour vous. Vous n'avez plus besoin de moi.
- C'est impossible! Vous savez bien que j'ai besoin de vous, j'ai besoin qu'on me soigne. Elle en a besoin, il en a besoin, nous ne sommes rien sans vous, sans ce traitement!
- Je suis désolé, il n'y a rien à faire.
- ...
- ...
- Alors, c'est vraiment fini?
- Que voulez-vous que je vous dise? Monsieur, Madame, Mademoiselle, vous n'avez plus rien. Vous êtes apte au bonheur. Je dirai plus: vous êtes heureux, vous êtes heureuse. Je n'ai plus de rôle à jouer.
- Mais c'est terrible, docteur.
- C'est la vie. Ca va passer.

Je, et lui, et elle, nous n'avons plus froid. C'est parce qu'il y a un rayon de soleil. Et que les gens sourient.

(pix: Compass, CoriDietsch, deviantart)

samedi 3 janvier 2009

Faire ses voeux


- Euh... ça y est, c'est à moi de parler? Je... je peux?
- Bah vas-y, allez, fais pas ta timide. Pfff... ça rime à quoi toutes ces précautions? Bon, tu vas le cracher ton morceau ou pas?!!
- Oui, oui, mais... enfin, tu comprends, j'arrête pas de leur raconter pleins d'histoires, avec des lapins qui parlent et des autobus... J'ai peur de les avoir endormis. Vrai, ils dorment! Regarde!
- Alors quoi? Qu'est-ce que tu vois, p'tit génie? Ils sont là, ils attendent. T'as besoin qu'on te fasse une demande officielle pour prendre le micro? Une pétition ou un truc dans le genre?
- Non, arrête d'être aussi sarcastique! Simplement, je vois vraiment pas à quoi ça sert, enfin, tout le monde le sait qu'on est en 2009 maintenant. De toute façon, je te le dis qu'ils réagiront pas. Et puis d'ailleurs, qu'est-ce qu'ils pourraient répondre, hein? "Merci, c'est gentil", tout ça, tout ça? Pour ce que ça me servirait...
- Tu commences à me courir sur le haricot! Déjà, si tu commençais par formuler ne serait-ce que le plus petit début de la plus petite phrase qui te vienne à l'esprit dans ta petite tête bornée, on avancerait un chouilla!
- ...
- Bon, je t'ai vexée? Désolée.
- Non, ça va.
- Tu as besoin d'aide?
- ...
- ...
- Je ne sais pas par où commencer. J'aimerais faire original.
- Et bien commence par "faire", on verra après. Je t'assure, t'inquiète pas pour la forme. Y'aura toujours pire que toi...
- Alors, bon... euh... bonjour à tous.
- C'est ça, tiens bien ton micro, regarde droit devant, fait un beau sourire, et c'est parti! Je m'en fais pas pour toi, va! Avec ta bouille, tu feras fondre les projecteurs et les flashs te feront des risettes.
- Bon, arrête de dire des bêtises, je perds le fil.
- Tu en étais à "bonjour à tous".
- Oui, c'est ça... Merci à tous d'être venu, ça me fait chaud au coeur.
- "Et je voudrais d'abord remercier ma mère, pour m'avoir mis au monde..."
- Non mais tu le fais exprès ou quoi?!!! Tu parleras après, chacun son tour.
- J'essayais juste d'accélérer un peu les choses, sinon on est là jusqu'au réveillon. Eh, et sans jeu de mots, hein!
- ... Merci d'être venu, donc. Je voulais simplement célébrer avec vous cette nouvelle année...
- Ça va pas?! Tout de suite les grands mots... "célébrer"! Et puis pourquoi pas "commémorer"? Ça sent la poussière donc truc. Allez, secoue-toi, modernise-moi ça! Va pas me faire un speech super chiant façon ouverture du Festival de Cannes...
- Alors-je-vais-le-dire-très-vite-Bonne-année-à-tous-je-vous-souhaite-tout-le-bonheur-du-monde!
- ...
- ...
- Euh... tu crois qu'ils ont tout compris?
- Et bah merde! tant pis pour les vieux et les sourdingues.
- Ça ne t'aurait rien coûté d'articuler.
- Arrête, ça me met déjà super mal à l'aise. Soit je le dis en m'en balançant, et ça passe, soit je le dis sincèrement, et je vais avoir les larmes au yeux, le rouge aux joues, et tout et tout...
- Bah, c'est pas grave, ils te connaissent, ils s'en foutent.
- Bon. J'y vais.
- C'est ça, respire.
- Euh, merci de n'avoir pas quitté la salle. Je sais que c'est éprouvant pour vous de rester ici à regarder une fille s'agiter sur scène sans être capable de prononcer une phrase entière. Je fais un effort, juste pour vous souhaiter une très bonne année 2009, et espérer qu'on la passera, encore une fois, ensemble.
- A se remémorer les bons moments.
- A en inventer d'autres.
- A se crêper le chignon.
- A se tomber dans les bras.
- Sans jeux de mots.
- Sans cynisme.
- Avec l'espoir...
- Au coin des yeux...
- Au coin du coeur.



- Alors je vais m'éclipser discrètement... Le machiniste pour le rideau est encore en vacances, vous comprenez.
- Ça y est... ça y est, tu as gâché la fin!!!!!!!!!!

(pix: Happy New Year by liadys)