lundi 22 décembre 2008

Bonne nuit les petits - 1

Bonjour.
Je m'appelle Arthur, et ce matin, j'ai marché sur la Lune.

Entre 7h30 et 8h du matin, le ciel de mes songes était d'un bleu pastel; il faisait juste assez doux pour sentir papillonner dans l'air un je ne sais quoi de piquant et de fantaisiste qui frottait contre mes paupières closes, qui grattait la peinture grise des volets entrebâillés sur ma vie. Une tentative de plus pour faire sauter le verrou branlant de ma conscience, et le flot clair de ma somnolence, pollué de poussières matinales, aurait jailli vers ma liste de tâches Mozilla Sunbird ou mon PC portable aux dossiers virtuels débordant de cours et de fiches de cours (et de fiches de fiches de cours...).
Mais la mise en abîme fut évitée. Les doigts délicats et fragiles qui sursautaient aux fenêtres ensommeillées restèrent recroquevillés dans la brume d'une fin de nuit, et je pus encore, quelques minutes, quelques heures, jouir de mon absence au monde.

Je marchais sur un énorme morceau de fromage d'un blanc laiteux, dont la consistance spongieuse me soulevait le coeur. Mais, me direz-vous, comment pouvais-je connaître la nature réelle de cette surface ridée de petites veines bleuâtres et de cratères couleur de craie?
Il est vrai que la plupart du temps, dans mes rêves, je me prends pour Dieu tout puissant; je me pose en patriarche d'un royaume imaginaire, d'un univers irréel qui explose au réveil comme une bulle de savon. Sachant tout ou presque, je connais les noms à apposer sur les visages flous, les dangers à soupçonner là où personne ne les voit. J'ai beau me trouver dans des situations insensées, j'ai toujours connaissance d'un petit quelque chose: sensation, certitude, crainte ou bonheur diffus... peu importe. Si je subis des règles, du moins c'est celles que j'ai, ou plutôt que mon subconscient a créées. Alors, quand les événements me dépassent, j'ai toujours la pensée rassurante que la porte de sortie est à coup sûr indiquée sur quelque plan, carte au trésor, énigme ou oracle que mon cortex aux méandres gluants refuse, pour l'instant, de me livrer.

Mais cette fois-ci, c'était différent. J'avais la nette sensation de ne pas me trouver dans le rêve qui m'était destiné, comme si j'avais pris la place de quelqu'un d'autre dans l'avion. Cela ne changeait pas grand-chose au paysage; des moutons blancs gambadaient au dessus de la ligne tendue de l'horizon, le bruit des réacteurs me cassait les oreilles. Mais il me semblait que j'aurais dû être dans la cabine de pilotage à tenir les commandes. Or, dans ce songe, je n'étais qu'un figurant de passage, un personnage secondaire. Le metteur en scène ne m'avait pas expliqué ce que je devais faire; j'attendais des instructions. Et pendant ce temps, je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.

Je continuais donc à déambuler sur la surface visqueuse et odorante, décollant à chaque pas mes semelles avec un bruit de succion répugnant. Soudain, par-delà un promontoire rougeâtre dont je ne parvenais pas à évaluer la hauteur, je vis arriver, bondissant sur ses larges pattes arrière, un lapin noir au poil brillant et au sourire goguenard (au sourire goguenard?). Etait-ce un mélange entre la créature d'Alice au Pays des Merveilles et le "monstre" de Monty Python? Mes méninges endormies, irritées par le lever du jour approchant, se raccrochaient à un délire nouveau, entre fantasme et crédibilité.

L'animal fut à mes pieds en quelques secondes, et je m'aperçus qu'il m'arrivait en réalité à la taille. De ma main levée dans le prolongement de mon coude, j'aurais pu caresser sa tête hirsute sur laquelle un chapeau haut de forme se maintenait fermement. De petites mains humaines jaillissaient des rebords cartonnés de l'accessoire pour se cramponner aux poils sombres de l'animal. Ces minuscules doigts qui gigotaient m'interpellèrent plus que les mots que le lapin m'adressa:

- Tenez, mangez, car ceci est mon corps.
Le rongeur parlant me tendit un morceau du sol organique sur lequel nous nous tenions debout. Je le pris dans mes deux mains jointes en coupole et m'entendis dire, de façon tout à fait surréaliste :
- Vous êtes bien aimable mon cher, j'étais affamé.
- Prenez garde, cependant, à l'indigestion. Il fait bien chaud ce matin pour communier avec la planète. On ne sait jamais quand la fonte peut se produire.

Une appréhension me plomba tout à coup l'estomac. La situation avait beau être incompréhensible, certaines images pour le moins suggestives naissaient de mon imagination en ébullition; il faisait chaud, très chaud, et le bitume comestible sur lequel je me tenais commençait à se gondoler, à se tordre de plus en plus vite, comme si on le chatouillait. Je ne savais pas si c'était la peur qui me collait sous les yeux ces images de sables mouvants suintants, ou si déjà, au-delà du tremblement de mes membres inférieurs devenus soudain trop faibles pour me porter, je percevais des vibrations qui ne devaient rien à l'agitation de mon propre corps.

Le lapin me parlait avec gentillesse:
- Mangez, il n'y a que ça à faire.
- Et bien, si vous le dites.
J'avalai une grande bouchée de fromage, me pinçant le nez d'une main pour éloigner l'odeur suffocante qui se dégageait dans la chaleur de la matinée.
- Ce n'est pas si mauvais. A vrai dire, c'est plutôt consistant, et le goût n'a aucune commune mesure avec le parfum. Hum... oui, robuste, énergique...
- C'est sûr que ça nourrit, interrompit le lapin. Mangez et vous serez mangez, ajouta-t-il, comme si cela concluait tout.
Je m'apprêtais à hocher la tête avec ce qui aurait pu passer, n'était la déformation de mes joues sous l'effort de mastication, pour un sourire entendu. Mais je craignis un instant que mon lapin ne fut trop terre à terre pour que les images ou les métaphores fissent partie de son langage habituel.
- Vous êtes très porté sur la consommation spirituelle, il me semble? hasardai-je, avec un embarras de novice.
- Je le fus pendant longtemps.
Le lapin souriait toujours. Il avait de petites dents pointues, pointues. Il reprit:
- Et puis j'ai compris que je n'avais aucun besoin d'employer des formules alambiquées pour désigner la vérité. Ni comparaison, ni allégorie... C'est étrange comme tout se simplifie lorsqu'aucun de vos mots ne peut être mis en doute, simplement parce que tout ce que vous dites est la vérité. Par exemple, vous ne me croirez sûrement pas, mais vous avez, cher monsieur, une poitrine très agréable à regarder.

Je vous assure que je n'y comprenais rien (et ce n'était pas ma faute!!), mais ce maudit rêve commençait à devenir inquiétant. Clignai-je des yeux dans mon sommeil? Peut-être, quoiqu'il en soit le lapin avait disparu.
Les yeux baissés à l'endroit où il s'était tenu quelques secondes encore auparavant, je vis ma chemise noire tendue par un renflement nouveau au niveau de ma poitrine... De ma poitrine?!! Non, non, non, ce n'était pas possible.
Je palpai mon corps; il me semblait si réel, et "mes" deux... euh... seins... me semblaient si... vrais que je commençai à paniquer pour de bon. Je me mis à trépigner sur place, puis à sauter pour de bon sur le ballon de fromage. Je rebondissais comme sur un trampoline.

- Revenez espèce de rabbit malotru! Ramenez-vous par là et rendez-moi ce... ce qui est à moi! Cessez de vous cacher comme le chenapan que vous êtes!
(Ma foi, c'était curieux que je misse dans mes rêves tant de raffinement à insulter les "gens".)
Je m'agitai tant et si bien que l'estomac de la Lune-fromage, visiblement mis en branle par mes déhanchés à répétition, se réveilla pour de bon. Je fus gobé d'un seul trait par la matière collante.

Je retrouvai mes esprits près d'un ru boueux qui coulait avec lenteur, charriant dans la crasse de son eau des poissons aux couleurs chatoyantes. De petits lapereaux, dont les taches blanches avaient déjà disparu pour la plupart, tapotaient du bout de la patte les cailloux noirs.
- Espèce d'enquiquineurs dégénérés, grommelai-je entre mes dents.
Ma dernière rencontre avec un représentant de la race des Lapins-maléfiques, comme je venais de les baptiser, ne m'avait pas si bien réussi que je pusse garder mon hospitalité naturelle face à une paire de ces deux oreilles sombres. Un instant, je craignis des représailles de la part des monstrelets qui jouaient sur l'autre rive, puis je vis qu'ils avaient été tout simplement effrayés par ma ridicule injure, et qu'ils se hâtaient de fuir vers des terrains d'amusement moins hostiles.

Je sais que j'aurais dû me méfier... pas un seul documentaire sur les grands fauves d'Afrique, pas un seul docu-fiction sur les dinosaures et leurs merveilles ne se garde jamais de préciser que déranger les bébés, non seulement c'est très méchant et ça révèle la noirceur de votre âme (ce dont je pouvais très bien m'accommoder du reste, j'ai l'habitude de traiter seul avec mon âme), mais surtout, surtout, c'est dangereux pour vos fesses quand Maman est dans les parages.

Je venais à peine de me remettre sur mes jambes quand je vis deux oreilles pointues, beaucoup plus grandes, se dresser en face de moi. Aïe, Gozilla Senior... Je pris la fuite ou, pour mieux rendre ma cavalcade de forcené au milieu d'une forêt inconnue, je me carapatai, mais pas assez rapidement pour ne pas entendre, au loin, ces mots:

- C'est ça, prenez vos jambes à votre cou.
Je tombai lourdement dans les broussailles, les deux pieds coincés derrière la nuque, par un miracle de la nature qui me rendait souple pour la première fois de ma vie, et qui, m'ayant permis d'égaler un temps les contorsionnistes les plus doués, me priva trop tôt de ce don pour que je puisse décrocher mes deux guiboles et redonner sa composition normale à mon corps. Je tâchai de tirer sur mes deux cuisses devenues soudain raides et dures comme de la pierre. C'était inutile.
Assis sur mes deux fesses, adossé à un arbre dont l'écorce rugueuse m'éraflait le dos à travers ma chemise, je crus bon de commencer à penser. En moins d'une demi-heure, j'avais:

1. marché sur un fromage géant qui m'avait littéralement ingéré
2. rencontré un lapin parlant qui ne disait que la vérité parce que, quoiqu'il dise, la vérité se pliait à ses mots
3. été doté d'une paire de seins d'une taille... disons... considérable (et dont, d'ailleurs, je ne savais pas quoi faire, dans la position incommode où je me trouvais)
4. été transformé en statue grotesque, les pieds pendus aux épaules


Cela me semble assez d'aventure pour le moment.
Regardez, il est 7h40 et ma silhouette se pelotonne sous les couvertures. Et moi, je me trouve coincé dans mon crâne assommé de sommeil.
Je vais me réveiller.

Je vais me réveiller!...

(la suite à venir...)

dimanche 21 décembre 2008

A suivre... Contredire un fou, c'est s'exposer soi-même à perdre la raison


Le monde est chiffonné par l’humidité ; sous l’averse, les contours des êtres et des lieux n’ont plus de rigidité, ils se plaisent à couler dans le flot d’une indifférence, se débarrassent de leurs carcans de perspective. Une silhouette bascule au balcon. Thomas sent la rambarde de fer mordre au creux de son ventre lorsqu’il s’appuie pour chercher une dernière résistance dans le réel dilué par la pluie du soir. Il souffre, ces derniers temps, des lacunes de son quotidien, qui, en plaies trop lâches, distendent le tissu des jours. Ce qu’il lui faudrait, c’est quelque chose de nouveau, une inspiration stupide, un acte gratuit et dérangé. Dérangeant. Comme un coup de poing inutile sur la table au velours rouge où la vie joue au poker et où nous jouons les cartes. Thomas sait qu’il doit tout miser, sans compromis, sans hésiter. L’ombre d’une folie qu’il ne se décide pas à faire l’obsède ; il la suit comme on marche derrière un spectre qu’on n’ose pas regarder en face.
Une larme, plus aventureuse que les autres, plus ignorante sans doute, dépasse le promontoire du nez, frémissant à peine au moment de basculer dans l’abîme. Thomas voudrait pouvoir se croire invincible comme elle. Serrant ses deux mains engourdies par le froid l’une contre l’autre, il se prend à espérer une étreinte, un contact tout au moins. Une blessure, un affront. Un combat de rue, sans règles, tout en impulsivité, avec sa propre vie. Mais la seule chose qui, autour de lui, s’apparente à une attaque, c’est la voix de sa mère qui soudain l’arrache à sa rêverie. Sa pensée, tendue comme un fil de soie qu’on déroule avec peine, se brise. Les éclats de sa conscience viennent joncher la rue, en bas, se heurtant dans leur chute aux corolles noires des parapluies.
– Thomas, ta cousine au téléphone, elle voudrait te parler ! crie Raphaëlle Lermand.
– J’arrive, deux minutes, répond Thomas.
Le son de sa propre voix le fait sursauter ; les mots sortent avec peine de ses lèvres, sont rauques et bossus, comme s’ils avaient été déformés par la réticence de Thomas à les prononcer. Ce dernier convient en lui-même qu’il n’a pas moralement le droit d’infliger pareille déformation au lexique. Silencieux et immobile, son regard dérive sans raison du côté du vieil escalier de service qui passe près du balcon. Avançant la main, Thomas frôle de l’index la rouille des ans, qui refuse de se détacher ; la pluie l’a amollie. Lui aussi se liquéfie dans cette atmosphère où pétillent les gouttes. Il saisit plus fermement la barre de fer, enjambe sans trop de mal la rambarde du balcon, et disparaît rapidement dans l’entrelacement des marches. Cela fait longtemps que ses jambes l’ont porté ailleurs lorsque Raphaëlle Lermand, qui a repris comme si de rien sa routine téléphonique, s’aperçoit qu’il a disparu. Notre héro a couru dans le flou du paysage pour y être englouti.

Près du domicile des Lermand, deux rues plus loin sur la droite quand on remonte vers la station M***, il y a un parc de taille honorable, assez grand pour permettre aux volatiles de toutes plumes et aux promeneurs de cohabiter sans grand embarras. Parmi les habitués, il y a un pigeon albinos, qui n’a pas de nom, et un vieil homme qui a troqué nos phrases gonflées de sens pratique pour la poésie des fous et des naïfs, et qui a pour nom Rodolphe. Cette rubrique n’ayant évidemment aucune visée ornithologique, on peut penser que le pigeon blanc n’a rien à faire ici, et qu’il est plus approprié de reporter notre attention, un peu désaxée par cette dernière phrase, sur la personne du vieux Rodolphe. Mais, chers lecteurs, c’est que votre logique imparable serait capable de détruire les ressorts romanesques que sont l’inconcevable, l’absurde, ou le non-sens ! Car c’est l’immaculé pigeon qu’a suivi Rodolphe quand il a décidé de faire du Parc sa nouvelle demeure…

Thomas marche sur un petit nuage, mais une telle marche est malaisée. Il serait plus exact de dire que Thomas se prend les pieds dans la brume vaporeuse qui gicle des égouts parisiens, trébuchant sur les bordures quand les deux extrémités de son propre pied, orteils et talons, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur l’aire d’atterrissage : caniveau ou trottoir ? Thomas se dirige vers le Parc, sans le savoir ; seul le narrateur ici présent peut prévoir (avec orgueil ?) ce qu’il adviendra des personnages qu’il fait dériver le long des lignes et des pages. Mais ledit narrateur préfère encore être surpris…
Sans prévenir, Thomas fait un écart. Sa trajectoire, qui prenait les allures souples et indéterminées des flâneries, marque cette fois-ci un angle brutal, sans cause apparente. Les pas de Thomas s’émancipent du tracé rectiligne des rues parisiennes ; ils viennent à danser au milieu de la route, zigzagant entre les voitures et les longues fissures du sol, sur lesquelles il ne faut surtout pas marcher. Cette démarche donne aux membres fins du jeune homme une autonomie étonnante, comme si leurs volontés multiples et discordantes parvenaient, tour à tour, à se faire entendre, pour disparaître immédiatement sous d’autres injonctions. La tête tourne à droite, le doigt se tend vers la gauche. Un quart de tour sur soi-même, quelques enjambées à reculons, un sourire à quelqu’un qu’on aperçoit de dos, très loin.
Thomas trouve un réconfort dans cette invraisemblance des mouvements ; ça n’a pas de sens, et pas besoin d’en avoir. Pourtant, il lui manque encore quelque chose. Quoi ? Peu importe, il est arrivé. Plus besoin de mimer, désormais… Il devient disciple discipliné.

Il pousse la grille qui mène au Parc, et, tout naturellement, vient s’asseoir auprès de Rodolphe. Ce dernier lui sourit, comme s’il l’avait attendu. Thomas connaît Rodolphe depuis une dizaine de mois ; enfin, le connaître, c’est beaucoup dire. Simplement, il aime écouter ses mots qui fusent, sans retenue, un peu n’importe où ; il admire cet art de l’inconsistance, lui qui cherche tant à se dégager sans jamais entièrement y parvenir.
– Alors, gamin, t’as pris la grande montée ? Fais gaffe à pas aller trop haut. C’est sous les nuages qu’on est le plus emmerdé, quand les franges de leurs bedaines nous grattent la tête… D’ailleurs, ajoute le vieux, y’en a qui peuvent plus se décoller de là, après. Gonflés de satisfaction, et grisâtres. Pas de quoi donner envie.
Personne ne passe plus dans le Parc. Plus personne ne sait la beauté du dépouillement d’automne, quand les arbres se déshabillent, quand les bancs sont délaissés par les familles pour accueillir les sans-abris et les poètes. Rodolphe n’a pas quitté le parc depuis trois ans. Il le connaît comme sa poche ; bien sûr me direz-vous, ce n’est pas si grand que ça. Oh que si, c’est immense… C’est l’espace infini de la liberté de penser, de rêver, d’inventer. Les doigts noirs des branches nues ne nous montrent pas le ciel, elles pointent au-delà. C’est vers ce supplément de foi que tend Thomas. Voilà pourquoi il rejoint Rodolphe, tous les dimanche soirs, dans son repère de courants d’airs.
Il saisit le bras du vieillard et murmure :
– Je n’y arrive pas. Tout est trop simple autour de moi, trop défini, trop arrêté. Je ne m’y retrouve plus. J’envie les fous, vous savez… eux seuls peuvent tout créer et tout abandonner, ils font ce geste gratuit dont on n’a pas à rendre compte, dont on ne peut pas rendre compte. Je les envie. Leurs mots, leurs actes, nous échappent toujours. On ne peut pas les comprendre, ni même les contredire.
– Contredire un fou, c’est risquer de perdre soi-même la raison. Ca secoue et ça casse.
– Je sens que leur parole est… définitive. Une fois donnée, elle ne peut être reprise ; ni expliquée, ni justifiée, elle vogue libre. Je voudrais pouvoir abandonner, comme ça, mais il y a quelque chose qui résiste.
Les deux hommes regardent en l’air. Leurs silhouettes juxtaposées ont même taille.
– Gamin, continue le vieux, sans vraiment répondre, frappe un bon coup à l’intérieur, et laisse résonner. On remet jamais les choses en place en prenant des gants. Le jour où tu sauras te surprendre toi-même, tu pourras rejoindre ce qui s’balade en haut.
– Mais vous, vous y êtes déjà. Bien loin, en haut.
Le vieux se tourne vers Thomas et sourit à nouveau. Son regard est flou, absent, comme celui d’un aveugle, mais il y a en lui un tel bonheur que Thomas s’en sent transpercé. Les larmes lui viennent aux yeux. Rodolphe, pour lui-même, murmure :
– Non… je suis en bas, tout en bas. Je suis un guide pour ceux d’ici.
– Vous vous sacrifiez.
– Je deviens à travers vous. Quand vous montez, je monte aussi. Je reste en bas, mais je domine tant de choses… C’est vous qui m’offrez le surplomb.
Rodolphe s’arrête de parler, Thomas a compris. Il peut partir, rejoindre ce qui ne compte pas, ce qui existe trop. Il choisit de rester là, dans le reflux de ses songes éveillés, à tenir la main du vieillard dans la sienne, pour l’emmener avec lui.

samedi 13 décembre 2008

Somewhere only you know


Les deux fils blancs, enroulés sur eux-mêmes, s'agrippaient à son gilet sombre, et grimpaient jusqu'à l'écume noire de ses longs cheveux bouclés. La guitare, la batterie, et le déchirement de la voix trop rauque; celle du chanteur et la sienne, en même temps. Ses lèvres formaient des mots tronqués et silencieux, comme elle murmurait les paroles dont résonnaient sa tête et les rues du matin. Heureusement qu'elle vivait en musique.

Les écouteurs d'iPod nichés dans ses oreilles, elle avançait d'un bon pas, les mains dans ses poches parce qu'elle avait oublié ses gants.
A l'horizon, la pâle chaleur du jour achevait d'embrasser la courbe terrestre, et les lèvres de l'Aurore, se refermant, laissèrent échapper un premier soupir. Elle sourit, pensant qu'il était bizarre de comparer le lever de soleil à la naissance d'un baiser, et puis ne chercha pas plus loin. Puisqu'elle y avait pensé, c'était que ça pouvait valoir quelque chose. Elle se dit qu'elle aurait dû le noter quelque part; elle avait problablement son carnet quelque part sur elle, dans une poche ou une autre. Puis elle décida qu'elle s'en souviendrait. Si ce n'était pas totalement, du moins ce serait suffisant... pour quoi? une histoire, ou simplement un clin d'oeil un peu différent au monde, la tête penchée, pour voir les choses de biais.

Le trottoir lui en voulut de son insouciance; c'est que les gens qui marchent la tête en l'air ne regardent jamais leurs pieds (par définition...).
Elle trébucha sur la bordure, se rattrapant lourdement sur le bras d'un jeune homme en costume noir. Pardon, désolée, excusez-moi... Les trois formules y passèrent, les unes à la suite des autres, presque d'une seule traite; et comme elle n'en trouvait pas d'autres, elle fut sur le point de recommencer la ronde des excuses banales. L'inconnu lui sourit, gêné.
Je suppose qu'il lui dit que ce n'était pas grave, mettant si peu de conviction dans sa réponse qu'il en démentit aussitôt la sincérité. Il est possible qu'il chercha à se débarrasser de cette gamine aux joues rouges qui bafouillait et le regardait comme Dieu le père. Il faut reconnaître qu'il avait belle allure; aurais-je été à sa place à elle que je n'aurais pas non plus su passer, en coup de vent, impassible, auprès d'un visage aussi saisissant.

Elle resta sur place, suivit des yeux le costume noir qui tournait à droite. Peter Cincotti vint susurrer à son oreille des histoires de contes de fées (Cinderella beautiful, this song is for you...); elle prit cela pour un signe, et continua sa route, remplie d'une joie légère et mousseuse que le vent d'hiver venait soulever, comme du pollen, à la surface de sa peau. Sous son menton, à la sortie du col roulé, le carré clair du cou, blanc comme nacre, frissonnait, sûrement à cause du froid. Sûrement...

vendredi 12 décembre 2008

Auréoles


La vapeur mouillait les vitres d'auréoles éphémères qui allaient et venaient sur la surface brillante. Je regardais ces bourgeonnements rapides; un clin d'oeil, les cils posés contre la joue, et l'instant d'après, un autre cercle avait fleuri. Je serais restée là toute la nuit à me perdre dans la buée des taches, là, à la fenêtre, sans rien voir autour, sans rien voir derrière; mais quelque chose, il faut croire, me poussa à détourner les yeux. Mes iris se décollèrent de la peau translucide et mouchetée, pour aller se poser ailleurs, papillonnant. J'avais peine à faire cesser leurs tremblotements; on aurait dit des sanglots. Mais bien sûr, pas un son ne tombait de mes lèvres. Elles était serrées, elles cloîtraient mes interrogations à l'intérieur; de sorte que je ne disais mot, de peur de tout laisser sortir.

Je vous écoutais parler, vous étiez devant moi. J'étais l'écran tout blanc, je réfléchissais vos rires et vos silences. En ondes aléatoires, les remous de la conversation venaient s'échouer à mon bord; je n'y nageais pas mais m'y laissais flotter. J'avais la tête dans l'eau, j'immergeais mes pensées; pas avec les vôtres, mais pas tout à fait ailleurs non plus. La scène était un peu en contrebas, où vous échangiez des paroles quotidiennes et amusées. Du balcon j'aurais voulu sauter. Mon menton se réfugia dans le creux de ma main. Les sièges au tissu rouge, autour de moi, avaient été désertés, plus personne ne demeurait dans la salle vide. Seulement, sur le plateau, quelques costumes que le comédien, en les enlevant, avait privés de vie; pourtant ils tressaillaient encore, voulant dire plus qu'ils ne le pouvaient, jetés là dans la poussière des projecteurs. Plus personne ne demeurait dans la salle vide.

On me parle, je crois. Je reviens à moi. Un sourire, qui veut dire tout et son contraire. Si ça ne rassure pas les autres, ça leur donne au moins le droit de ne pas se sentir coupables de leur impuissance. Les gens sont malheureux, tout le monde le sait; tout le monde sait aussi que c'est insupportable, ce malheur qui suinte des êtres. Parfois, quand vous voudriez aller bien, quand vous en êtes à deux doigts, juste là, tout près... lui, ou elle, ou eux tous, sont trop semblables à vous; à travers les silhouettes de ces gens qui traînent les pieds derrière la vie, tant bien que mal, vous voyez votre frêle silhouette s'agiter dans l'incertitude.
Je déteste les miroirs humains. Parce que j'en suis un.

La vapeur mouillait les vitres d'auréoles éphémères qui allaient et venaient sur la surface brillante. Les larmes collaient sur la joue un peu creuse. A l'intérieur, c'était humide, flottant, inconsistant. A l'extérieur, ça avait l'imperturbabilité du marbre; sa froideur aussi, sa rigidité. Peu importe, ça tenait. On pouvait s'en convaincre, à force d'en convaincre les autres.

Je sortis. Dehors, le temps était glacial, il vous prenait à la gorge, vous étouffait. Pas d'hypocrisie. Il vous rendait cette violence que vous ne saviez pas vous donner. Le sursaut pouvait être salvateur.
Je mis mes gants et rentrai le long des vitrines éclairées; les ombres se cognaient, fugitivement, sans réel heurt, mues par les longs faisceaux des phares qui tournaient, autour. Derrière moi, il n'y avait personne. Rien que des inconnus et des pas qui suivaient les miens. J'étais insérée parmi les autres; je n'aimais pas, mais je m'en contentai. Je n'étais pas sûre de pouvoir me soutenir seule.


(pix: Breath, by Synconi, deviantart)

mercredi 10 décembre 2008

A suivre... "Dieu était amoureux et créa l'homme à son image"


Tiens tiens, je viens d'avoir une idée... Une fois n'est pas coutume, me direz-vous. Quoiqu'il en soit, je ne vois pas qui pourrait formuler d'objections à ma présente démarche.
Nombreux sont ceux qui savent déjà que je participe à l'écriture d'une revue,
Disharmonies
, avec mes bienheureuses soeurs et bienheureux frères (le pluriel est de trop dans ce dernier cas... et non, ce n'est pas une nouvelle secte militant pour l'Avènement du Bonheur à la Fin des Temps!). Il ne me semble pas contraire à l'éthique de notre petite communauté littéraire et rêveuse de publier sur mon blog la prose du feuilleton dont j'assure la rédaction dans la revue sus-citée (voilà que je me mets à utiliser les expressions de PY...).

Toutes ces précautions sont déjà de trop. Simplement je vous informe que ce que vous allez lire, outre le fait que vous allez encore une fois vous attacher à un personnage certes attendrissant, mais qui n'a pas la vie facile, sera bientôt disponible (quand les bonnes volontés et le temps libre seront régénérés par l'approche des fêtes de Noël et de leurs volailles farcies) sur le site Internet de
Disharmonies. Je vous ferai signe quand nous ferons notre coming out et que le lien sera disponible.


Au commencement était le Rien. Le Néant. Ce grand machin mollasson, aux oreilles pendantes et lèvres flasques. Et puis, comme un flottement dans l’air, le Sourire est venu, voilé de discrétion et de timidité. Cette crispation des mâchoires a connu de beaux jours sous l’ombre imposante du Panthéon ; Sylvain et Raphaëlle ont vu leurs amours évanescentes papillonner au sortir des bouches de métro et sur le parvis de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont. Dans le silence imperturbable du début de la création se sont fait entendre leurs pas impatients et inconscients, comme ils arpentaient les chemins passionnés des flirts d’adolescents, avec bonne humeur et innocence, la tête ébouriffée, le regard accroché au visage de l’Autre, perdu dans la glue rêveuse du sentiment. Dans la caverne du vide que formaient le Néant originel, leurs deux vies peu à peu mêlées ont semé ça et là les germes d’un futur possible, entrelaçant des fantasmes, des idéaux et des habitudes ; les échos de leurs rires trop vite devenus adultes ont résonné dans le ventre encore désert du monde, et lui ont donné forme. On pourrait dire, naïvement, que cela fut beau.
Ancêtres créateurs, Sylvain et Raphaëlle se retrouvèrent bientôt loin des commencements fragiles. Ils avaient balancé leurs batifolages à la face du monde tel une main, négligemment, jette à l’eau un caillou mouillé de terre ; les cercles concentriques de leurs ébats vinrent frapper les flancs du Néant, le submergeant d’amour. Tout ce qui n’était pas devint, et l’on put toucher du doigt, physiquement, le cocon de bonheur qu’ils habitaient.
Les années passèrent, il ne resta plus grand-chose à créer… Plus tellement d’espace à habiter, dans le trou noir du Rien-du-tout ou du avant-toute-chose. Pourtant, comme on enflamme une allumette, une autre silhouette vint crépiter sur les murs rugueux de ce monde au bord du remplissage. Ce fut Thomas, leur fils unique. Thomas… qui finit par prendre tellement de place.
Ceci est son histoire ; sa vie plutôt, c’est-à-dire le zigzag perpétuellement à la dérive de ses pensées parfois, souvent de ses actes. Notre héros sera-t-il bien peu héros ? Tout ce dont il faut se souvenir, c’est que si Thomas ne sait absolument pas où il va, nous savons d’où il vient. Ce qui n’aide pas vraiment, d’ailleurs. Nous connaissons sa genèse, mais elle est aussi aléatoire et bordélique que la mienne ou la vôtre ; délurée comme le froufrou des jupes ramenées trop haut sur les gambettes quand le train-train, l’amour et les gens dansent un immense cancan sur les hauteurs de l’univers.

Les jambes en tailleur, la tête appuyée sur un coussin aux couleurs passées, Thomas s’absorbait dans la contemplation d’une photographie plus toute jeune ; il la faisait miroiter dans son cadre de verre à la lumière blafarde du jour que filtrait, outre les nuages gris du soir, des rideaux couleur pamplemousse d’un goût douteux.
- Tu regardes encore cette vieille photo, chéri ? C’est que ça fait si longtemps, hein mon Thomas !
Raphaëlle Lermand, née Valencia, avait une voix aiguë et désagréable. Chacun de ses mots semblait perché sur des talons démesurément hauts, toujours au bord de la dégringolade. Thomas répondit un vague :
- Je sais, M’man.
Sur ladite photographie, il retraçait du doigt la courbe du ventre de sa mère, enceinte de lui quelques vingt-trois ans plus tôt. Ce qu’il pouvait être énorme, ce bide… A tel point que son père Sylvain, à côté, était presque poussé hors du cadre et se cramponnait avec peine à la robe à fleurs mauve de sa femme. Tous les deux souriaient, en tongues, sous le soleil d’un des rares étés de beau temps qu’avait connu la Normandie depuis trente ans. On aurait dit deux touristes baba-cool vivant le Hakuna Matata à la lettre, les doigts de pieds en bouquet de violettes… (Thomas n’avait jamais vraiment pu se représenter à quoi correspondait cette expression).
Thomas poursuivait son examen approfondi, cherchant quelque chose au-delà des masques souriants et figés dont étaient affublés les visages de ses géniteurs. Il les trouvait grotesques et ridicules, et pour tout dire, même pas drôle. Ca le faisait plutôt pleurer d’imaginer que sa petite individualité si pleine d’elle-même, orgueilleuse et suffisante, ait pu naître de ces deux corps bien en chairs déformés de sourires benêts.
Sa mère arrivait avec le thé. Elle posa un plateau sur la table basse. Dans les cercles sombres que formait l’Earl Grey au fond des tasses baignaient, sans aménité aucune, des sachets un peu gluants.
- Tu te rappelles ces vacances, chéri ? demanda Raphaëlle à son mari, en attrapant d’une main le cadre que tenait Thomas, et de l’autre un biscuit sec.
Sylvain Lermand, au tout début de l’après-midi, s’était assis dans son fauteuil au cuir défraîchi. Imperceptiblement, il s’y était enfoncé au cours des heures qui avaient suivi le déjeuner. Et maintenant qu’il allait lui falloir tenir la conversation, chose pour laquelle il n’avait aucune disposition, il appréciait non sans malice de s’y trouver pour ainsi dire véritablement encastré, dissimulé de plus derrière les amples feuillets du journal du dimanche. Si bien que ni sa femme ni son fils ne pouvaient voir de lui davantage que ses deux genoux enserrés de plis graisseux et d’un pantalon de toile brune peinant à descendre jusqu’à ses charentaises. On doute d’ailleurs que Thomas eût voulu en voir davantage…
Du fait de sa situation assez favorable au retrait de la réunion familiale traditionnelle du week-end, le père de famille se crut en droit de jouer en touche et de répondre d’un vague grognement aux niaises questions de sa femme.
Thomas aurait-il prié que cela ne se serait pas produit : le téléphone sonna. Les escarpins de sa mère trottèrent vers la porte d’entrée. Il en profita pour s’éclipser provisoirement, trouvant refuge sur le balcon.
Le mauvais temps qui traînait depuis le début de la semaine, polluant le ciel parisien de crachats humides, n’avait pu tromper même nos météorologues les plus optimistes. Ils avaient annoncé de la pluie ; il pleuvait.
Thomas rabattit la porte fenêtre pour ne plus entendre les hystériques « Mais oui, absolument, Jess !! Exactement ce que je t’ai dit. Il a refusé de me rembourser, alors j’ai demandé à voir… » et les ronflements sonores qui émanaient de la pièce. Saisissant un parapluie noir qui traînait sur le balcon, il s’amusa à le faire pendre par-dessus la rambarde. Du quatrième, il pouvait observer les êtres emmitouflés qui parcouraient en toute hâte les rues. Seules variantes dans le paysage uniformément grisâtre des K-way et des pardessus : parfois quelque mèche blonde échappée d’un foulard, ou une paire de bottes rouge semblant déambuler seules sur les pavés.
Il laissa tomber le parapluie noir, ou plus exactement, il lui donna une légère impulsion, de manière à ce qu’il atterrît sur le trottoir, au milieu des gens, des gaz d’échappements et des gouttes de pluie. Pourquoi ? Pour voir comment allait réagir ce pauvre objet Made in China à l’événement absolument imprévisible qui venait de bouleverser sa vie.
L’objet couleur pompes funèbres se glissa lestement entre ses congénères déjà au boulot. A terre, il gisait près des gentes flambant neuf d’une Audi TT. Thomas crut que c’était la fin. Il se trompait ; un petit vieux se baissa avec difficulté, tirant la grimace, et se saisit du parapluie de Mme Lermand. Puis, sans prendre la peine de cacher le sourire de benoîte satisfaction qui se peignait sur ses joues mal rasées, il l’ouvrit, et Thomas ne vit plus qu’un cercle noir supplémentaire sur le trottoir déjà bien tacheté.
- Pas mal… songea-t-il. Pas si con que ça, ce parapluie.

(pix: Umbrellas, by Theumbrella, deviantart.com)