lundi 22 décembre 2008

Bonne nuit les petits - 1

Bonjour.
Je m'appelle Arthur, et ce matin, j'ai marché sur la Lune.

Entre 7h30 et 8h du matin, le ciel de mes songes était d'un bleu pastel; il faisait juste assez doux pour sentir papillonner dans l'air un je ne sais quoi de piquant et de fantaisiste qui frottait contre mes paupières closes, qui grattait la peinture grise des volets entrebâillés sur ma vie. Une tentative de plus pour faire sauter le verrou branlant de ma conscience, et le flot clair de ma somnolence, pollué de poussières matinales, aurait jailli vers ma liste de tâches Mozilla Sunbird ou mon PC portable aux dossiers virtuels débordant de cours et de fiches de cours (et de fiches de fiches de cours...).
Mais la mise en abîme fut évitée. Les doigts délicats et fragiles qui sursautaient aux fenêtres ensommeillées restèrent recroquevillés dans la brume d'une fin de nuit, et je pus encore, quelques minutes, quelques heures, jouir de mon absence au monde.

Je marchais sur un énorme morceau de fromage d'un blanc laiteux, dont la consistance spongieuse me soulevait le coeur. Mais, me direz-vous, comment pouvais-je connaître la nature réelle de cette surface ridée de petites veines bleuâtres et de cratères couleur de craie?
Il est vrai que la plupart du temps, dans mes rêves, je me prends pour Dieu tout puissant; je me pose en patriarche d'un royaume imaginaire, d'un univers irréel qui explose au réveil comme une bulle de savon. Sachant tout ou presque, je connais les noms à apposer sur les visages flous, les dangers à soupçonner là où personne ne les voit. J'ai beau me trouver dans des situations insensées, j'ai toujours connaissance d'un petit quelque chose: sensation, certitude, crainte ou bonheur diffus... peu importe. Si je subis des règles, du moins c'est celles que j'ai, ou plutôt que mon subconscient a créées. Alors, quand les événements me dépassent, j'ai toujours la pensée rassurante que la porte de sortie est à coup sûr indiquée sur quelque plan, carte au trésor, énigme ou oracle que mon cortex aux méandres gluants refuse, pour l'instant, de me livrer.

Mais cette fois-ci, c'était différent. J'avais la nette sensation de ne pas me trouver dans le rêve qui m'était destiné, comme si j'avais pris la place de quelqu'un d'autre dans l'avion. Cela ne changeait pas grand-chose au paysage; des moutons blancs gambadaient au dessus de la ligne tendue de l'horizon, le bruit des réacteurs me cassait les oreilles. Mais il me semblait que j'aurais dû être dans la cabine de pilotage à tenir les commandes. Or, dans ce songe, je n'étais qu'un figurant de passage, un personnage secondaire. Le metteur en scène ne m'avait pas expliqué ce que je devais faire; j'attendais des instructions. Et pendant ce temps, je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.

Je continuais donc à déambuler sur la surface visqueuse et odorante, décollant à chaque pas mes semelles avec un bruit de succion répugnant. Soudain, par-delà un promontoire rougeâtre dont je ne parvenais pas à évaluer la hauteur, je vis arriver, bondissant sur ses larges pattes arrière, un lapin noir au poil brillant et au sourire goguenard (au sourire goguenard?). Etait-ce un mélange entre la créature d'Alice au Pays des Merveilles et le "monstre" de Monty Python? Mes méninges endormies, irritées par le lever du jour approchant, se raccrochaient à un délire nouveau, entre fantasme et crédibilité.

L'animal fut à mes pieds en quelques secondes, et je m'aperçus qu'il m'arrivait en réalité à la taille. De ma main levée dans le prolongement de mon coude, j'aurais pu caresser sa tête hirsute sur laquelle un chapeau haut de forme se maintenait fermement. De petites mains humaines jaillissaient des rebords cartonnés de l'accessoire pour se cramponner aux poils sombres de l'animal. Ces minuscules doigts qui gigotaient m'interpellèrent plus que les mots que le lapin m'adressa:

- Tenez, mangez, car ceci est mon corps.
Le rongeur parlant me tendit un morceau du sol organique sur lequel nous nous tenions debout. Je le pris dans mes deux mains jointes en coupole et m'entendis dire, de façon tout à fait surréaliste :
- Vous êtes bien aimable mon cher, j'étais affamé.
- Prenez garde, cependant, à l'indigestion. Il fait bien chaud ce matin pour communier avec la planète. On ne sait jamais quand la fonte peut se produire.

Une appréhension me plomba tout à coup l'estomac. La situation avait beau être incompréhensible, certaines images pour le moins suggestives naissaient de mon imagination en ébullition; il faisait chaud, très chaud, et le bitume comestible sur lequel je me tenais commençait à se gondoler, à se tordre de plus en plus vite, comme si on le chatouillait. Je ne savais pas si c'était la peur qui me collait sous les yeux ces images de sables mouvants suintants, ou si déjà, au-delà du tremblement de mes membres inférieurs devenus soudain trop faibles pour me porter, je percevais des vibrations qui ne devaient rien à l'agitation de mon propre corps.

Le lapin me parlait avec gentillesse:
- Mangez, il n'y a que ça à faire.
- Et bien, si vous le dites.
J'avalai une grande bouchée de fromage, me pinçant le nez d'une main pour éloigner l'odeur suffocante qui se dégageait dans la chaleur de la matinée.
- Ce n'est pas si mauvais. A vrai dire, c'est plutôt consistant, et le goût n'a aucune commune mesure avec le parfum. Hum... oui, robuste, énergique...
- C'est sûr que ça nourrit, interrompit le lapin. Mangez et vous serez mangez, ajouta-t-il, comme si cela concluait tout.
Je m'apprêtais à hocher la tête avec ce qui aurait pu passer, n'était la déformation de mes joues sous l'effort de mastication, pour un sourire entendu. Mais je craignis un instant que mon lapin ne fut trop terre à terre pour que les images ou les métaphores fissent partie de son langage habituel.
- Vous êtes très porté sur la consommation spirituelle, il me semble? hasardai-je, avec un embarras de novice.
- Je le fus pendant longtemps.
Le lapin souriait toujours. Il avait de petites dents pointues, pointues. Il reprit:
- Et puis j'ai compris que je n'avais aucun besoin d'employer des formules alambiquées pour désigner la vérité. Ni comparaison, ni allégorie... C'est étrange comme tout se simplifie lorsqu'aucun de vos mots ne peut être mis en doute, simplement parce que tout ce que vous dites est la vérité. Par exemple, vous ne me croirez sûrement pas, mais vous avez, cher monsieur, une poitrine très agréable à regarder.

Je vous assure que je n'y comprenais rien (et ce n'était pas ma faute!!), mais ce maudit rêve commençait à devenir inquiétant. Clignai-je des yeux dans mon sommeil? Peut-être, quoiqu'il en soit le lapin avait disparu.
Les yeux baissés à l'endroit où il s'était tenu quelques secondes encore auparavant, je vis ma chemise noire tendue par un renflement nouveau au niveau de ma poitrine... De ma poitrine?!! Non, non, non, ce n'était pas possible.
Je palpai mon corps; il me semblait si réel, et "mes" deux... euh... seins... me semblaient si... vrais que je commençai à paniquer pour de bon. Je me mis à trépigner sur place, puis à sauter pour de bon sur le ballon de fromage. Je rebondissais comme sur un trampoline.

- Revenez espèce de rabbit malotru! Ramenez-vous par là et rendez-moi ce... ce qui est à moi! Cessez de vous cacher comme le chenapan que vous êtes!
(Ma foi, c'était curieux que je misse dans mes rêves tant de raffinement à insulter les "gens".)
Je m'agitai tant et si bien que l'estomac de la Lune-fromage, visiblement mis en branle par mes déhanchés à répétition, se réveilla pour de bon. Je fus gobé d'un seul trait par la matière collante.

Je retrouvai mes esprits près d'un ru boueux qui coulait avec lenteur, charriant dans la crasse de son eau des poissons aux couleurs chatoyantes. De petits lapereaux, dont les taches blanches avaient déjà disparu pour la plupart, tapotaient du bout de la patte les cailloux noirs.
- Espèce d'enquiquineurs dégénérés, grommelai-je entre mes dents.
Ma dernière rencontre avec un représentant de la race des Lapins-maléfiques, comme je venais de les baptiser, ne m'avait pas si bien réussi que je pusse garder mon hospitalité naturelle face à une paire de ces deux oreilles sombres. Un instant, je craignis des représailles de la part des monstrelets qui jouaient sur l'autre rive, puis je vis qu'ils avaient été tout simplement effrayés par ma ridicule injure, et qu'ils se hâtaient de fuir vers des terrains d'amusement moins hostiles.

Je sais que j'aurais dû me méfier... pas un seul documentaire sur les grands fauves d'Afrique, pas un seul docu-fiction sur les dinosaures et leurs merveilles ne se garde jamais de préciser que déranger les bébés, non seulement c'est très méchant et ça révèle la noirceur de votre âme (ce dont je pouvais très bien m'accommoder du reste, j'ai l'habitude de traiter seul avec mon âme), mais surtout, surtout, c'est dangereux pour vos fesses quand Maman est dans les parages.

Je venais à peine de me remettre sur mes jambes quand je vis deux oreilles pointues, beaucoup plus grandes, se dresser en face de moi. Aïe, Gozilla Senior... Je pris la fuite ou, pour mieux rendre ma cavalcade de forcené au milieu d'une forêt inconnue, je me carapatai, mais pas assez rapidement pour ne pas entendre, au loin, ces mots:

- C'est ça, prenez vos jambes à votre cou.
Je tombai lourdement dans les broussailles, les deux pieds coincés derrière la nuque, par un miracle de la nature qui me rendait souple pour la première fois de ma vie, et qui, m'ayant permis d'égaler un temps les contorsionnistes les plus doués, me priva trop tôt de ce don pour que je puisse décrocher mes deux guiboles et redonner sa composition normale à mon corps. Je tâchai de tirer sur mes deux cuisses devenues soudain raides et dures comme de la pierre. C'était inutile.
Assis sur mes deux fesses, adossé à un arbre dont l'écorce rugueuse m'éraflait le dos à travers ma chemise, je crus bon de commencer à penser. En moins d'une demi-heure, j'avais:

1. marché sur un fromage géant qui m'avait littéralement ingéré
2. rencontré un lapin parlant qui ne disait que la vérité parce que, quoiqu'il dise, la vérité se pliait à ses mots
3. été doté d'une paire de seins d'une taille... disons... considérable (et dont, d'ailleurs, je ne savais pas quoi faire, dans la position incommode où je me trouvais)
4. été transformé en statue grotesque, les pieds pendus aux épaules


Cela me semble assez d'aventure pour le moment.
Regardez, il est 7h40 et ma silhouette se pelotonne sous les couvertures. Et moi, je me trouve coincé dans mon crâne assommé de sommeil.
Je vais me réveiller.

Je vais me réveiller!...

(la suite à venir...)

dimanche 21 décembre 2008

A suivre... Contredire un fou, c'est s'exposer soi-même à perdre la raison


Le monde est chiffonné par l’humidité ; sous l’averse, les contours des êtres et des lieux n’ont plus de rigidité, ils se plaisent à couler dans le flot d’une indifférence, se débarrassent de leurs carcans de perspective. Une silhouette bascule au balcon. Thomas sent la rambarde de fer mordre au creux de son ventre lorsqu’il s’appuie pour chercher une dernière résistance dans le réel dilué par la pluie du soir. Il souffre, ces derniers temps, des lacunes de son quotidien, qui, en plaies trop lâches, distendent le tissu des jours. Ce qu’il lui faudrait, c’est quelque chose de nouveau, une inspiration stupide, un acte gratuit et dérangé. Dérangeant. Comme un coup de poing inutile sur la table au velours rouge où la vie joue au poker et où nous jouons les cartes. Thomas sait qu’il doit tout miser, sans compromis, sans hésiter. L’ombre d’une folie qu’il ne se décide pas à faire l’obsède ; il la suit comme on marche derrière un spectre qu’on n’ose pas regarder en face.
Une larme, plus aventureuse que les autres, plus ignorante sans doute, dépasse le promontoire du nez, frémissant à peine au moment de basculer dans l’abîme. Thomas voudrait pouvoir se croire invincible comme elle. Serrant ses deux mains engourdies par le froid l’une contre l’autre, il se prend à espérer une étreinte, un contact tout au moins. Une blessure, un affront. Un combat de rue, sans règles, tout en impulsivité, avec sa propre vie. Mais la seule chose qui, autour de lui, s’apparente à une attaque, c’est la voix de sa mère qui soudain l’arrache à sa rêverie. Sa pensée, tendue comme un fil de soie qu’on déroule avec peine, se brise. Les éclats de sa conscience viennent joncher la rue, en bas, se heurtant dans leur chute aux corolles noires des parapluies.
– Thomas, ta cousine au téléphone, elle voudrait te parler ! crie Raphaëlle Lermand.
– J’arrive, deux minutes, répond Thomas.
Le son de sa propre voix le fait sursauter ; les mots sortent avec peine de ses lèvres, sont rauques et bossus, comme s’ils avaient été déformés par la réticence de Thomas à les prononcer. Ce dernier convient en lui-même qu’il n’a pas moralement le droit d’infliger pareille déformation au lexique. Silencieux et immobile, son regard dérive sans raison du côté du vieil escalier de service qui passe près du balcon. Avançant la main, Thomas frôle de l’index la rouille des ans, qui refuse de se détacher ; la pluie l’a amollie. Lui aussi se liquéfie dans cette atmosphère où pétillent les gouttes. Il saisit plus fermement la barre de fer, enjambe sans trop de mal la rambarde du balcon, et disparaît rapidement dans l’entrelacement des marches. Cela fait longtemps que ses jambes l’ont porté ailleurs lorsque Raphaëlle Lermand, qui a repris comme si de rien sa routine téléphonique, s’aperçoit qu’il a disparu. Notre héro a couru dans le flou du paysage pour y être englouti.

Près du domicile des Lermand, deux rues plus loin sur la droite quand on remonte vers la station M***, il y a un parc de taille honorable, assez grand pour permettre aux volatiles de toutes plumes et aux promeneurs de cohabiter sans grand embarras. Parmi les habitués, il y a un pigeon albinos, qui n’a pas de nom, et un vieil homme qui a troqué nos phrases gonflées de sens pratique pour la poésie des fous et des naïfs, et qui a pour nom Rodolphe. Cette rubrique n’ayant évidemment aucune visée ornithologique, on peut penser que le pigeon blanc n’a rien à faire ici, et qu’il est plus approprié de reporter notre attention, un peu désaxée par cette dernière phrase, sur la personne du vieux Rodolphe. Mais, chers lecteurs, c’est que votre logique imparable serait capable de détruire les ressorts romanesques que sont l’inconcevable, l’absurde, ou le non-sens ! Car c’est l’immaculé pigeon qu’a suivi Rodolphe quand il a décidé de faire du Parc sa nouvelle demeure…

Thomas marche sur un petit nuage, mais une telle marche est malaisée. Il serait plus exact de dire que Thomas se prend les pieds dans la brume vaporeuse qui gicle des égouts parisiens, trébuchant sur les bordures quand les deux extrémités de son propre pied, orteils et talons, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur l’aire d’atterrissage : caniveau ou trottoir ? Thomas se dirige vers le Parc, sans le savoir ; seul le narrateur ici présent peut prévoir (avec orgueil ?) ce qu’il adviendra des personnages qu’il fait dériver le long des lignes et des pages. Mais ledit narrateur préfère encore être surpris…
Sans prévenir, Thomas fait un écart. Sa trajectoire, qui prenait les allures souples et indéterminées des flâneries, marque cette fois-ci un angle brutal, sans cause apparente. Les pas de Thomas s’émancipent du tracé rectiligne des rues parisiennes ; ils viennent à danser au milieu de la route, zigzagant entre les voitures et les longues fissures du sol, sur lesquelles il ne faut surtout pas marcher. Cette démarche donne aux membres fins du jeune homme une autonomie étonnante, comme si leurs volontés multiples et discordantes parvenaient, tour à tour, à se faire entendre, pour disparaître immédiatement sous d’autres injonctions. La tête tourne à droite, le doigt se tend vers la gauche. Un quart de tour sur soi-même, quelques enjambées à reculons, un sourire à quelqu’un qu’on aperçoit de dos, très loin.
Thomas trouve un réconfort dans cette invraisemblance des mouvements ; ça n’a pas de sens, et pas besoin d’en avoir. Pourtant, il lui manque encore quelque chose. Quoi ? Peu importe, il est arrivé. Plus besoin de mimer, désormais… Il devient disciple discipliné.

Il pousse la grille qui mène au Parc, et, tout naturellement, vient s’asseoir auprès de Rodolphe. Ce dernier lui sourit, comme s’il l’avait attendu. Thomas connaît Rodolphe depuis une dizaine de mois ; enfin, le connaître, c’est beaucoup dire. Simplement, il aime écouter ses mots qui fusent, sans retenue, un peu n’importe où ; il admire cet art de l’inconsistance, lui qui cherche tant à se dégager sans jamais entièrement y parvenir.
– Alors, gamin, t’as pris la grande montée ? Fais gaffe à pas aller trop haut. C’est sous les nuages qu’on est le plus emmerdé, quand les franges de leurs bedaines nous grattent la tête… D’ailleurs, ajoute le vieux, y’en a qui peuvent plus se décoller de là, après. Gonflés de satisfaction, et grisâtres. Pas de quoi donner envie.
Personne ne passe plus dans le Parc. Plus personne ne sait la beauté du dépouillement d’automne, quand les arbres se déshabillent, quand les bancs sont délaissés par les familles pour accueillir les sans-abris et les poètes. Rodolphe n’a pas quitté le parc depuis trois ans. Il le connaît comme sa poche ; bien sûr me direz-vous, ce n’est pas si grand que ça. Oh que si, c’est immense… C’est l’espace infini de la liberté de penser, de rêver, d’inventer. Les doigts noirs des branches nues ne nous montrent pas le ciel, elles pointent au-delà. C’est vers ce supplément de foi que tend Thomas. Voilà pourquoi il rejoint Rodolphe, tous les dimanche soirs, dans son repère de courants d’airs.
Il saisit le bras du vieillard et murmure :
– Je n’y arrive pas. Tout est trop simple autour de moi, trop défini, trop arrêté. Je ne m’y retrouve plus. J’envie les fous, vous savez… eux seuls peuvent tout créer et tout abandonner, ils font ce geste gratuit dont on n’a pas à rendre compte, dont on ne peut pas rendre compte. Je les envie. Leurs mots, leurs actes, nous échappent toujours. On ne peut pas les comprendre, ni même les contredire.
– Contredire un fou, c’est risquer de perdre soi-même la raison. Ca secoue et ça casse.
– Je sens que leur parole est… définitive. Une fois donnée, elle ne peut être reprise ; ni expliquée, ni justifiée, elle vogue libre. Je voudrais pouvoir abandonner, comme ça, mais il y a quelque chose qui résiste.
Les deux hommes regardent en l’air. Leurs silhouettes juxtaposées ont même taille.
– Gamin, continue le vieux, sans vraiment répondre, frappe un bon coup à l’intérieur, et laisse résonner. On remet jamais les choses en place en prenant des gants. Le jour où tu sauras te surprendre toi-même, tu pourras rejoindre ce qui s’balade en haut.
– Mais vous, vous y êtes déjà. Bien loin, en haut.
Le vieux se tourne vers Thomas et sourit à nouveau. Son regard est flou, absent, comme celui d’un aveugle, mais il y a en lui un tel bonheur que Thomas s’en sent transpercé. Les larmes lui viennent aux yeux. Rodolphe, pour lui-même, murmure :
– Non… je suis en bas, tout en bas. Je suis un guide pour ceux d’ici.
– Vous vous sacrifiez.
– Je deviens à travers vous. Quand vous montez, je monte aussi. Je reste en bas, mais je domine tant de choses… C’est vous qui m’offrez le surplomb.
Rodolphe s’arrête de parler, Thomas a compris. Il peut partir, rejoindre ce qui ne compte pas, ce qui existe trop. Il choisit de rester là, dans le reflux de ses songes éveillés, à tenir la main du vieillard dans la sienne, pour l’emmener avec lui.

samedi 13 décembre 2008

Somewhere only you know


Les deux fils blancs, enroulés sur eux-mêmes, s'agrippaient à son gilet sombre, et grimpaient jusqu'à l'écume noire de ses longs cheveux bouclés. La guitare, la batterie, et le déchirement de la voix trop rauque; celle du chanteur et la sienne, en même temps. Ses lèvres formaient des mots tronqués et silencieux, comme elle murmurait les paroles dont résonnaient sa tête et les rues du matin. Heureusement qu'elle vivait en musique.

Les écouteurs d'iPod nichés dans ses oreilles, elle avançait d'un bon pas, les mains dans ses poches parce qu'elle avait oublié ses gants.
A l'horizon, la pâle chaleur du jour achevait d'embrasser la courbe terrestre, et les lèvres de l'Aurore, se refermant, laissèrent échapper un premier soupir. Elle sourit, pensant qu'il était bizarre de comparer le lever de soleil à la naissance d'un baiser, et puis ne chercha pas plus loin. Puisqu'elle y avait pensé, c'était que ça pouvait valoir quelque chose. Elle se dit qu'elle aurait dû le noter quelque part; elle avait problablement son carnet quelque part sur elle, dans une poche ou une autre. Puis elle décida qu'elle s'en souviendrait. Si ce n'était pas totalement, du moins ce serait suffisant... pour quoi? une histoire, ou simplement un clin d'oeil un peu différent au monde, la tête penchée, pour voir les choses de biais.

Le trottoir lui en voulut de son insouciance; c'est que les gens qui marchent la tête en l'air ne regardent jamais leurs pieds (par définition...).
Elle trébucha sur la bordure, se rattrapant lourdement sur le bras d'un jeune homme en costume noir. Pardon, désolée, excusez-moi... Les trois formules y passèrent, les unes à la suite des autres, presque d'une seule traite; et comme elle n'en trouvait pas d'autres, elle fut sur le point de recommencer la ronde des excuses banales. L'inconnu lui sourit, gêné.
Je suppose qu'il lui dit que ce n'était pas grave, mettant si peu de conviction dans sa réponse qu'il en démentit aussitôt la sincérité. Il est possible qu'il chercha à se débarrasser de cette gamine aux joues rouges qui bafouillait et le regardait comme Dieu le père. Il faut reconnaître qu'il avait belle allure; aurais-je été à sa place à elle que je n'aurais pas non plus su passer, en coup de vent, impassible, auprès d'un visage aussi saisissant.

Elle resta sur place, suivit des yeux le costume noir qui tournait à droite. Peter Cincotti vint susurrer à son oreille des histoires de contes de fées (Cinderella beautiful, this song is for you...); elle prit cela pour un signe, et continua sa route, remplie d'une joie légère et mousseuse que le vent d'hiver venait soulever, comme du pollen, à la surface de sa peau. Sous son menton, à la sortie du col roulé, le carré clair du cou, blanc comme nacre, frissonnait, sûrement à cause du froid. Sûrement...

vendredi 12 décembre 2008

Auréoles


La vapeur mouillait les vitres d'auréoles éphémères qui allaient et venaient sur la surface brillante. Je regardais ces bourgeonnements rapides; un clin d'oeil, les cils posés contre la joue, et l'instant d'après, un autre cercle avait fleuri. Je serais restée là toute la nuit à me perdre dans la buée des taches, là, à la fenêtre, sans rien voir autour, sans rien voir derrière; mais quelque chose, il faut croire, me poussa à détourner les yeux. Mes iris se décollèrent de la peau translucide et mouchetée, pour aller se poser ailleurs, papillonnant. J'avais peine à faire cesser leurs tremblotements; on aurait dit des sanglots. Mais bien sûr, pas un son ne tombait de mes lèvres. Elles était serrées, elles cloîtraient mes interrogations à l'intérieur; de sorte que je ne disais mot, de peur de tout laisser sortir.

Je vous écoutais parler, vous étiez devant moi. J'étais l'écran tout blanc, je réfléchissais vos rires et vos silences. En ondes aléatoires, les remous de la conversation venaient s'échouer à mon bord; je n'y nageais pas mais m'y laissais flotter. J'avais la tête dans l'eau, j'immergeais mes pensées; pas avec les vôtres, mais pas tout à fait ailleurs non plus. La scène était un peu en contrebas, où vous échangiez des paroles quotidiennes et amusées. Du balcon j'aurais voulu sauter. Mon menton se réfugia dans le creux de ma main. Les sièges au tissu rouge, autour de moi, avaient été désertés, plus personne ne demeurait dans la salle vide. Seulement, sur le plateau, quelques costumes que le comédien, en les enlevant, avait privés de vie; pourtant ils tressaillaient encore, voulant dire plus qu'ils ne le pouvaient, jetés là dans la poussière des projecteurs. Plus personne ne demeurait dans la salle vide.

On me parle, je crois. Je reviens à moi. Un sourire, qui veut dire tout et son contraire. Si ça ne rassure pas les autres, ça leur donne au moins le droit de ne pas se sentir coupables de leur impuissance. Les gens sont malheureux, tout le monde le sait; tout le monde sait aussi que c'est insupportable, ce malheur qui suinte des êtres. Parfois, quand vous voudriez aller bien, quand vous en êtes à deux doigts, juste là, tout près... lui, ou elle, ou eux tous, sont trop semblables à vous; à travers les silhouettes de ces gens qui traînent les pieds derrière la vie, tant bien que mal, vous voyez votre frêle silhouette s'agiter dans l'incertitude.
Je déteste les miroirs humains. Parce que j'en suis un.

La vapeur mouillait les vitres d'auréoles éphémères qui allaient et venaient sur la surface brillante. Les larmes collaient sur la joue un peu creuse. A l'intérieur, c'était humide, flottant, inconsistant. A l'extérieur, ça avait l'imperturbabilité du marbre; sa froideur aussi, sa rigidité. Peu importe, ça tenait. On pouvait s'en convaincre, à force d'en convaincre les autres.

Je sortis. Dehors, le temps était glacial, il vous prenait à la gorge, vous étouffait. Pas d'hypocrisie. Il vous rendait cette violence que vous ne saviez pas vous donner. Le sursaut pouvait être salvateur.
Je mis mes gants et rentrai le long des vitrines éclairées; les ombres se cognaient, fugitivement, sans réel heurt, mues par les longs faisceaux des phares qui tournaient, autour. Derrière moi, il n'y avait personne. Rien que des inconnus et des pas qui suivaient les miens. J'étais insérée parmi les autres; je n'aimais pas, mais je m'en contentai. Je n'étais pas sûre de pouvoir me soutenir seule.


(pix: Breath, by Synconi, deviantart)

mercredi 10 décembre 2008

A suivre... "Dieu était amoureux et créa l'homme à son image"


Tiens tiens, je viens d'avoir une idée... Une fois n'est pas coutume, me direz-vous. Quoiqu'il en soit, je ne vois pas qui pourrait formuler d'objections à ma présente démarche.
Nombreux sont ceux qui savent déjà que je participe à l'écriture d'une revue,
Disharmonies
, avec mes bienheureuses soeurs et bienheureux frères (le pluriel est de trop dans ce dernier cas... et non, ce n'est pas une nouvelle secte militant pour l'Avènement du Bonheur à la Fin des Temps!). Il ne me semble pas contraire à l'éthique de notre petite communauté littéraire et rêveuse de publier sur mon blog la prose du feuilleton dont j'assure la rédaction dans la revue sus-citée (voilà que je me mets à utiliser les expressions de PY...).

Toutes ces précautions sont déjà de trop. Simplement je vous informe que ce que vous allez lire, outre le fait que vous allez encore une fois vous attacher à un personnage certes attendrissant, mais qui n'a pas la vie facile, sera bientôt disponible (quand les bonnes volontés et le temps libre seront régénérés par l'approche des fêtes de Noël et de leurs volailles farcies) sur le site Internet de
Disharmonies. Je vous ferai signe quand nous ferons notre coming out et que le lien sera disponible.


Au commencement était le Rien. Le Néant. Ce grand machin mollasson, aux oreilles pendantes et lèvres flasques. Et puis, comme un flottement dans l’air, le Sourire est venu, voilé de discrétion et de timidité. Cette crispation des mâchoires a connu de beaux jours sous l’ombre imposante du Panthéon ; Sylvain et Raphaëlle ont vu leurs amours évanescentes papillonner au sortir des bouches de métro et sur le parvis de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont. Dans le silence imperturbable du début de la création se sont fait entendre leurs pas impatients et inconscients, comme ils arpentaient les chemins passionnés des flirts d’adolescents, avec bonne humeur et innocence, la tête ébouriffée, le regard accroché au visage de l’Autre, perdu dans la glue rêveuse du sentiment. Dans la caverne du vide que formaient le Néant originel, leurs deux vies peu à peu mêlées ont semé ça et là les germes d’un futur possible, entrelaçant des fantasmes, des idéaux et des habitudes ; les échos de leurs rires trop vite devenus adultes ont résonné dans le ventre encore désert du monde, et lui ont donné forme. On pourrait dire, naïvement, que cela fut beau.
Ancêtres créateurs, Sylvain et Raphaëlle se retrouvèrent bientôt loin des commencements fragiles. Ils avaient balancé leurs batifolages à la face du monde tel une main, négligemment, jette à l’eau un caillou mouillé de terre ; les cercles concentriques de leurs ébats vinrent frapper les flancs du Néant, le submergeant d’amour. Tout ce qui n’était pas devint, et l’on put toucher du doigt, physiquement, le cocon de bonheur qu’ils habitaient.
Les années passèrent, il ne resta plus grand-chose à créer… Plus tellement d’espace à habiter, dans le trou noir du Rien-du-tout ou du avant-toute-chose. Pourtant, comme on enflamme une allumette, une autre silhouette vint crépiter sur les murs rugueux de ce monde au bord du remplissage. Ce fut Thomas, leur fils unique. Thomas… qui finit par prendre tellement de place.
Ceci est son histoire ; sa vie plutôt, c’est-à-dire le zigzag perpétuellement à la dérive de ses pensées parfois, souvent de ses actes. Notre héros sera-t-il bien peu héros ? Tout ce dont il faut se souvenir, c’est que si Thomas ne sait absolument pas où il va, nous savons d’où il vient. Ce qui n’aide pas vraiment, d’ailleurs. Nous connaissons sa genèse, mais elle est aussi aléatoire et bordélique que la mienne ou la vôtre ; délurée comme le froufrou des jupes ramenées trop haut sur les gambettes quand le train-train, l’amour et les gens dansent un immense cancan sur les hauteurs de l’univers.

Les jambes en tailleur, la tête appuyée sur un coussin aux couleurs passées, Thomas s’absorbait dans la contemplation d’une photographie plus toute jeune ; il la faisait miroiter dans son cadre de verre à la lumière blafarde du jour que filtrait, outre les nuages gris du soir, des rideaux couleur pamplemousse d’un goût douteux.
- Tu regardes encore cette vieille photo, chéri ? C’est que ça fait si longtemps, hein mon Thomas !
Raphaëlle Lermand, née Valencia, avait une voix aiguë et désagréable. Chacun de ses mots semblait perché sur des talons démesurément hauts, toujours au bord de la dégringolade. Thomas répondit un vague :
- Je sais, M’man.
Sur ladite photographie, il retraçait du doigt la courbe du ventre de sa mère, enceinte de lui quelques vingt-trois ans plus tôt. Ce qu’il pouvait être énorme, ce bide… A tel point que son père Sylvain, à côté, était presque poussé hors du cadre et se cramponnait avec peine à la robe à fleurs mauve de sa femme. Tous les deux souriaient, en tongues, sous le soleil d’un des rares étés de beau temps qu’avait connu la Normandie depuis trente ans. On aurait dit deux touristes baba-cool vivant le Hakuna Matata à la lettre, les doigts de pieds en bouquet de violettes… (Thomas n’avait jamais vraiment pu se représenter à quoi correspondait cette expression).
Thomas poursuivait son examen approfondi, cherchant quelque chose au-delà des masques souriants et figés dont étaient affublés les visages de ses géniteurs. Il les trouvait grotesques et ridicules, et pour tout dire, même pas drôle. Ca le faisait plutôt pleurer d’imaginer que sa petite individualité si pleine d’elle-même, orgueilleuse et suffisante, ait pu naître de ces deux corps bien en chairs déformés de sourires benêts.
Sa mère arrivait avec le thé. Elle posa un plateau sur la table basse. Dans les cercles sombres que formait l’Earl Grey au fond des tasses baignaient, sans aménité aucune, des sachets un peu gluants.
- Tu te rappelles ces vacances, chéri ? demanda Raphaëlle à son mari, en attrapant d’une main le cadre que tenait Thomas, et de l’autre un biscuit sec.
Sylvain Lermand, au tout début de l’après-midi, s’était assis dans son fauteuil au cuir défraîchi. Imperceptiblement, il s’y était enfoncé au cours des heures qui avaient suivi le déjeuner. Et maintenant qu’il allait lui falloir tenir la conversation, chose pour laquelle il n’avait aucune disposition, il appréciait non sans malice de s’y trouver pour ainsi dire véritablement encastré, dissimulé de plus derrière les amples feuillets du journal du dimanche. Si bien que ni sa femme ni son fils ne pouvaient voir de lui davantage que ses deux genoux enserrés de plis graisseux et d’un pantalon de toile brune peinant à descendre jusqu’à ses charentaises. On doute d’ailleurs que Thomas eût voulu en voir davantage…
Du fait de sa situation assez favorable au retrait de la réunion familiale traditionnelle du week-end, le père de famille se crut en droit de jouer en touche et de répondre d’un vague grognement aux niaises questions de sa femme.
Thomas aurait-il prié que cela ne se serait pas produit : le téléphone sonna. Les escarpins de sa mère trottèrent vers la porte d’entrée. Il en profita pour s’éclipser provisoirement, trouvant refuge sur le balcon.
Le mauvais temps qui traînait depuis le début de la semaine, polluant le ciel parisien de crachats humides, n’avait pu tromper même nos météorologues les plus optimistes. Ils avaient annoncé de la pluie ; il pleuvait.
Thomas rabattit la porte fenêtre pour ne plus entendre les hystériques « Mais oui, absolument, Jess !! Exactement ce que je t’ai dit. Il a refusé de me rembourser, alors j’ai demandé à voir… » et les ronflements sonores qui émanaient de la pièce. Saisissant un parapluie noir qui traînait sur le balcon, il s’amusa à le faire pendre par-dessus la rambarde. Du quatrième, il pouvait observer les êtres emmitouflés qui parcouraient en toute hâte les rues. Seules variantes dans le paysage uniformément grisâtre des K-way et des pardessus : parfois quelque mèche blonde échappée d’un foulard, ou une paire de bottes rouge semblant déambuler seules sur les pavés.
Il laissa tomber le parapluie noir, ou plus exactement, il lui donna une légère impulsion, de manière à ce qu’il atterrît sur le trottoir, au milieu des gens, des gaz d’échappements et des gouttes de pluie. Pourquoi ? Pour voir comment allait réagir ce pauvre objet Made in China à l’événement absolument imprévisible qui venait de bouleverser sa vie.
L’objet couleur pompes funèbres se glissa lestement entre ses congénères déjà au boulot. A terre, il gisait près des gentes flambant neuf d’une Audi TT. Thomas crut que c’était la fin. Il se trompait ; un petit vieux se baissa avec difficulté, tirant la grimace, et se saisit du parapluie de Mme Lermand. Puis, sans prendre la peine de cacher le sourire de benoîte satisfaction qui se peignait sur ses joues mal rasées, il l’ouvrit, et Thomas ne vit plus qu’un cercle noir supplémentaire sur le trottoir déjà bien tacheté.
- Pas mal… songea-t-il. Pas si con que ça, ce parapluie.

(pix: Umbrellas, by Theumbrella, deviantart.com)

dimanche 30 novembre 2008

Etre quelqu'un, c'est flotter entre soi et les autres


Je souffle plusieurs fois, ma respiration est capricieuse, l'air qui s'envole en buées claires, dans l'obscurité, fuie mes poumons. Pourtant, pas d'oppression; j'ai juste un gros vide au coeur de la poitrine, peut-être parce qu'enfin je me suis débarrassée de tout ce à quoi je pensais.
"Si seulement je pouvais ne pas m'emmener!", s'écrie Edouard, dans Les Faux-monnayeurs. En fait, c'est bien de moi dont je me suis débarrassé. C'est étrange, comme sensation... ça fait planer. J'ai encore un reste de ritournelle, entendue à la radio ou ailleurs, parmi les sourires et les rires d'amis, autour d'un saladier de pâte à crêpe; comme quoi, il y a toujours un petit rien du tout qui reste à remuer, en bruit de fond, qui gigote sur la toile devenue immaculée de mes réflexions quotidiennes. J'apprivoise l'absence et l'effacement.

Et bien sûr, les gens croiront que c'est moi qui parle, moi qui écrit. Moi-même, je ne sais pas trop quelle est cette personne qui s'exprime sur fond musical d'ambiance. J'aime mieux penser qu'il s'agit d'un autre, sans visage, sans nom, sans destin. D'un pantin de liberté, qui me dicte ses mots plus que je n'invente ses gestes. Cela me repose, je sens la main chaleureuse du personnage posée sur l'épaule de l'auteur, le rassurant... Quel comble! Mais eux, ces êtres de papier, ont droit à toute notre considération. Que serais-je sans toi, qui vint à ma rencontre?
Pas grand-chose; quand je viens te chercher, je te perds, tu m'échappe, nous nous ratons. Une rencontre qui n'a pas lieu, ce n'est rien. C'est ce qui aurait pu être possible, ce qui aurait pu exister; du factuel, du contingent. Mais dès lors que nous croyons que c'est ce qui aurait se passer, nous ressentons l'échec. Cela suppose de croire en une légère rigidité de nos vies, quelque chose de l'ordre de la causalité, de la destinée, ou de la probabilité. Finalement, ce n'est pas tellement liberté que tout cela.

Waisting my time, in the waiting line, je tirai plus longuement sur ma cigarette, rejetant par petites bouffées mes bouts de pensées sans substance. Les filaments de rêverie fuyaient de mon organisme, passant sous ma langue desséchée, ressortant d'entre mes narines comme des flots indolents. Je pourrais être sur un quai, là où les fourmis humaines viennent et repartent, là où la notion de chez-soi, de foyer, peut prendre un peu plus de sens. Je vois les wagons sales qui déracinent des êtres, provisoirement. Comme des boutures qu'on place dans des vases remplis d'eau, avant de les réimplanter, au même endroit, qui ne se ressemble plus, car il a (un peu) changé.

Ma clope est terminée, d'ailleurs il n'y a jamais eu de paquet. Je tourne la tête, lentement, cherchant à ralentir la course des gens autour. On m'appelle, je crois. Je me retourne; un visage ami, un sourire. Il n'en faut pas plus pour m'inciter à répondre. Au ralenti, cela ferait une superbe scène de retrouvailles pour un film sentimental.
Nos épaules se touchent. Elle est si belle. Ses lèvres pressent les miennes, l'odeur veloutée de son cou se coule au creux du mien. Je voudrais rester là longtemps, trop longtemps; mais je peux ralentir la course des aiguilles dans le cercle étroit du monde. Heureusement... les heures passent, nous restons immobiles, à nous accrocher l'une à l'autre. Deux étoiles en perdition, deux songes enlacés. Voilà ma rencontre. Moins sublime, plus intime. Le sifflement des annonces bourdonne dans les hauts parleurs. Train en direction de Lyon, départ voie trois dans neuf minutes. Je ne partirai pas, je resterai là blottie dans ton écharpe. Je sais me faire minuscule pour te laisser plus de place...

Encore une mélodie qui tourbillonne dans la fumée du mégot échoué près du clavier. Je ne sais pas ce que j'ai dit, tout est passé à travers moi. Je n'ai pas avancé. J'ai regardé mes phrases passer à côté de moi sans les connaître. Flottant dans l'espace agrandi du soir, où s'allument les imaginations comme les décorations de Noël qui commencent de poindre aux joues des maisons, je garde le souvenir d'un baiser, la pression d'une découverte, à nouveau. Je me sens bien, ailleurs, ici, entre deux. Je me déforme, avec plaisir, pour me faire différente. Comme elle, comme tant d'autres.
Qui peut parler ainsi, et offrir ses mots à la lecture des autres? N'importe qui, n'importe quoi. Ce n'est pas rien de respirer, avec peine, les effluves du monde qui tourne sur lui-même.

(pix: 60547, by Kubicki, deviantart.com)

mardi 25 novembre 2008

Incarnation


L'air est glacé, je sens le givre au bout du nez qui colore de rouge les narines. La peau se tire, résiste, sentant moins la morsure du froid que les frissons de ses caresses. C’est le seul effleurement permis, quand tout le corps, jusqu’aux mains et menton, sombre sous l’avalanche des pulls, écharpes et manteaux.

Mon regard divague, je vois ce qui m’entoure à travers le regard sombre de Naomi, jeune fille au bonnet bleu qui descend la rue Gay Lussac vers le Luxembourg. Il est reposant de se laisser ainsi porter par l’enveloppe corporelle d’une autre, sans s’encombrer de focalisation interne et de psychologie exclusive, sans se sentir l’obligation de l’écrivain envers son écriture ou le devoir de refléter les monologues de pensée d’êtres fictifs qui nous demeurent toujours en partie étrangers. Un peu à la Fight Club… je suis le parasite littéraire de Naomi. Car le parasite est prisonnier d’un corps dans lequel il garde son autonomie, non ? Enfin, il me semble…

Naomi me ballade, m’épargne le choix de ma destination. Elle fixe ses iris où je regarde, je regarde où elle tourne les yeux. Voilà le sujet qui m’est imposé ; ma plume devenue pleutre ou frileuse n’a plus qu’à suivre.

Au coin d’un café, dont je ne vois pas le nom parce que les paupières un peu lourdes de Naomi glissent vers les pavés, j’entrevois un couple qui parle à voix basse. Leurs paroles fleurissent en pétales de buée, au coin des lèvres. Je voudrais toucher du doigt les mots de tendresse qui forment ces touffes de coton ; ce serait étrange de pouvoir, par ce contact, devenir soi-même une de leurs fibres, pas même une syllabe ni une lettre, mais seulement une nuance, une intonation à peine née qu’on doute si elle a jamais existé. Je deviendrais l’évanescent, l’instantané du dire et l’éternel du sentiment. Toute ma raison d’être serait la pointe d’un reproche, le sursaut de l’attendrissement, l’écho d’une nostalgie ; au pays des miniatures, je pourrais être imperceptible et spontanée, cette petite chose qu’on ne sait pas nommer, qu’on a déjà trop de peine à la distinguer… Se faire insaisissable, ce serait merveilleux !

Mais Naomi n’a pas attendu que ma veine lyrique s’épanche. Je vois les hautes grilles du Luxembourg, je croise quelques personnes qui ne me regardent pas. Les arbres ont leurs branches dénudées ; le gravier mouillé au pied des bancs ébauche les formes qu’un esprit malade s’amuserait à reconnaître. Naomi est assise. Elle doit être bien songeuse, car ses yeux s’oublient sans raison sur l’angle d’une statue. Je ne peux rien voir d’autre.

– Salut, comment ça va ?
Il me semble que c’est moi qui vient de prononcer ces mots, mais bien sûr que non. Ma tête, ou plutôt celle de Naomi, s’est brusquement tourné, accompagnant la phrase d’un mouvement engageant. Devant moi, devant elle, devant notre être double en cohabitation, un jeune homme, grand, le visage traversé par un sourire sincère, prend place sur le côté droit du banc que Naomi a pris soin de laisser libre.
– Alors, petite sœur…
Naomi me condamne à l’obscurité un instant quand ses paupières hésitantes se closent. Elle reçoit sur la joue le baiser fraternel.
– Désolé pour le retard, le prof de fac avait dû oublier comment on lit l’heure.
La voix est grave et délicate. Je voudrais pouvoir me plonger à nouveau dans les iris noirs qui m’ont vaguement interpelée, tout à l’heure, mais Naomi a posé sa tête sur l’épaule de son frère. Dans son abandon, je vois tout de travers. Le bassin, l’ovale des chaises tout autour, les gens, dessinent des diagonales qui se coupent à l’aventure. Je fixe ce qui passe sous le balcon humain à la rambarde duquel je me suis réfugié, comme si l’intensité de mon observation pouvait faire chavirer ces silhouettes et ces choses qui se tiennent et se meuvent de travers. C’est énervant de voir que se refuse à moi le renversement définitif du monde. La vois de Naomi s’élève. A défaut de pouvoir jeter mes regards vers le ciel, j’écoute les mots qui s’ajoutent au brouhaha flottant du parc matinal.
– C’est pas grave, j’avais pris trop d’avance de toute façon.
– Tu as récupéré les qualités de ponctualité de Papa… La répartition s’est faite à ton profit, petite veinarde !
Naomi ne sourit pas. Le spectacle du parc est comme secoué lorsqu’elle cligne plusieurs fois des yeux, et jette des regards perdus à droite à gauche. Je ne comprends pas son trouble. En face de nous trois passe une grand-mère lestée, au bout du bras, d’une gamine de trois ans qui babille gaiement.
– Nao, qu’est-ce qu’il y a ? Ca va mieux, depuis la dernière fois ? Tu sais, je t’ai dit que tu pouvais venir t’installer à la maison, ça ne me dérange pas du tout. Ca te ferait du bien de faire un break, juste quelques semaines.
Naomi renifle discrètement. Le dos carré des chaises à la peinture verte se déforme, les visages des gens deviennent identiques, indistincts. Je voudrais effacer cette vapeur qui colle au monde, comme on dessine des formes étranges sur les vitres des voitures couvertes de buée, l’hiver. Naomi pleure et ne sèche pas ses larmes.
– Maman… c’est Maman qui était toujours en retard. Quand elle te disait 10h, tu savais que c’était 10h15. Ce n’était même plus gênant, pour ceux qui la connaissaient. C’était comme entrer dans son intimité, de pouvoir ainsi traduire, dans son langage à elle, les paroles qu’elle prononçait dans le langage de tout le monde. Il y avait un sens caché qu’on n’était pas beaucoup à pouvoir comprendre.
– Nao, arrête de ressasser tout ça. Ca fait six mois, maintenant, tu ne peux plus continuer comme ça. Elle n’est plus là, je veux dire, elle n’est plus là, physiquement, avec nous, mais là-dedans (je sens le bout d’un ongle appuyer sur ma tempe), elle restera toujours. Ce n’est pas en remuant sans cesse les souvenirs qu’on les empêche de fuir.
– Je ne veux pas oublier, je ne veux pas…
La voix tremble. Une terreur dont j’ignore la provenance me prend à la gorge. La douleur de Noami est trop forte pour m’épargner.
– Tous les jours, je m’effrite un peu plus. Elle m’échappe, et plus je tente de la rattraper, de la retenir, plus elle fuit. C’est comme si j’essayais de m’étreindre moi-même, de me rassembler ; il n’y que des morceaux de moi qui flottent partout, mais que je ne peux plus toucher.
Un voile blanc passe devant les orbites où je me tiens, émue. Son frère a tendu à Naomi un mouchoir. Le paysage retrouve quelque rigidité, mais tremblote encore un peu, comme un malade qu’on doit soutenir au sortir du lit car ses pas sont mal assurés.
– Je ne sais pas quoi te dire Nao. Moi aussi elle me manque. Enfin, bien sûr, ce n’est pas tout à fait ça, c’est beaucoup plus. Il y a un vide, là, qui s’est creusé au fond de moi, et jamais, crois-moi, jamais il ne disparaîtra. Mais c’est comme si j’aimais qu’il soit là. C’est sa mort qui l’a fait naître ; c’est la plus belle douleur que je connaisse.
– Moi je voudrais que ce vide, il grignote tout autour, qu’il avale en moi ce qui est futile. Les choses légères me pèsent horriblement ; elles m’insupportent avec leur acharnement à continuer en permanence, comme si de rien n’était, comme si toujours, quoiqu’il arrive, on pouvait continuer. Je réclame le droit à la faiblesse, je réclame le droit d’abandonner !


Les sanglots se bloquent dans ma gorge, j’ai les joues en feu et froid partout. Rémi, c’est comme ça qu’il s’appelle, me serre plus fort. Il comprend, je le sais, mais il ne peut rien changer à ma douleur ; seulement la bercer, un peu, pour qu’elle soit moins seule. Dans ses bras où il fait tiède, j’ai l’impression qu’il retient cette part de moi qui veut partir. Il relaie ma résistance. Je laisser aller mes larmes et mon désespoir. Je ne vois plus que du noir.

(pix: Dawn & Dusk, Elestrial, deviantart.com)

vendredi 14 novembre 2008

Renaissance


J'ai fait un pas. Puis un autre. Encore un autre. Et puis encore... Moi qui suis restée assise toute ma vie, je me suis levée ce matin avec le poids du monde sur les épaules, avec l'amour mal dégluti, en boule dans la gorge, et l'espoir coulant, rouge sombre, de mes lèvres entrouvertes où soufflait une folie, celle de revivre.

J'ai souri. Une fois. Une deuxième. Plus longtemps. A nouveau. J'ai vécu mon recommencement sous la bruine lugubre, y trouvant l'opaque clarté qui promettait tout, sans rien dire. Ma main a frôlé les murs de ma prison, de l'extérieur. Hors des cellules où je m'étais bercée au son des chaînes et des certitudes. J'ai déchiré mon corps peureux et résigné; sous le regard de l'autre, dans le miroir, je me suis dévêtue. En silence.
Tout est tombé à terre.

J'ai vu quelqu'un. Puis quelqu'un d'autre. Et encore un. Encore la cambrure d'un dos pressé par l'heure tardive. Personne ne s'arrêtait à mon passage; mes yeux filaient plus haut que la houle des vies semblables. Moi qui n'avais plus regardé le ciel depuis toi, je suis devenue voûte céleste, arquée sur nos destins, car j'ai tout englobé. Tout. D'une impression, d'une foi entière.

Souffle. Inspiration. La bouche invite, le corps se vide. Toujours. Sans cesse. Ma poitrine s'est heurtée à la violence des bonheurs et des désespoirs, ceux des gens, qu'ils dissimulent, et qu'on ne veut pas voir. Mes bras lésés de vraie douleur se sont tendus aux blessures d'un autre. Autre que toi. J'avais envie d'être cette femme qu'on peut rendre triste, parce qu'elle ne l'est pas déjà. Envie de sentir nouées sur mon ventre d'autres mains que les miennes. Envie d'abîmer ce qui était devenu lisse, dès lors que j'avais renoncé.

Porte. Les ongles crissent sur la poignée. L'autre muraille, percée de portes. Et l'ongle crisse sur la poignée. J'avance, bousculant les choses sages, refusant leur agencement. Je mets à nu l'horrible inexistence qui fut trop longtemps la mienne, je tombe le masque. Sans pudeur. Sans hâte. Les êtres libérés ont tout le temps pour eux. Je suis femme qui vient au monde dans un retour, hors des empreintes ordinaires; je suis la résignation qui ne s'est pas résignée.

J'ai dit un mot. Puis un autre. Encore un autre. Et puis encore... Rien ne s'est figé car rien ne faisait attention. Inconnues mes caresses à l'insensible, inconnues mes prières nouvelles, inconnues mes volontés renouées. L'aube bleue s'est bombée, accueillant mon sacrifice, celui de mon désespoir. J'ai dû perdre les sentiers noirs et glauques que j'aimais arpenter; j'ai fait le don de mes souffrances.

Ce matin, moi qui suis restée morte toute ma vie, j'ai connu ma renaissance.

mercredi 12 novembre 2008

Mais c'est le temps qui court...


Révérence des ans sur nos passages futiles
L'oublié de nos autrefois me serre la gorge
Les disparus respirent aux soupirails des souvenirs
Sans consistance, sont les volutes d'un regret

Il ne reste que des noms hermétiques et vieillis
Au fond des yeux que des visages aux traits figés
Comment pouvons-nous croire, sans avoir rien retenu?
Nos mots blessants sont ignorants de ce qui compte

Le blues du quotidien garde l'odeur des temps d'avant
Garde la poussière des jours d'enfance dans l'antichambre du monde
Une illusion qui a pâli et qu'on retient pourtant
Un râle sourd et puis ne reste que le présent

mardi 11 novembre 2008

Ceniril

(Window by pincel3d)

Des tintements emprunts de majesté faisaient frissonner la nuit, ce soir-là. Penchée à sa fenêtre, Ella voyait la vieille campagne retrouver sa pudeur première, voilée de sa virginale chemise de brume, sous laquelle des membres pâles laissaient entrevoir leurs formes... Elle retint d'une main son châle qui voletait dans l'air nocturne. Hors les soupirs cristallins du monde au-dehors, rien ne troublait les vagues imperceptibles du silence s'échouant sur les façades et les cours des maisons du village. Les ornements de ténèbres dont se parait le paysage absorbaient l'insomnie dans leur profondeur naïve. Il semblait possible, à ces aubes inversées, de repartir arpenter des chemins oubliés depuis longtemps. Il ne paraissait plus incongru, malgré les habitudes et les résignations, de reprendre le bâton de pèlerin noirci de poussière et d'espérance.
Caressée par la moire du ciel d'hiver, Ella frissonait avec les spectres, penchée à la fenêtre... à la fenêtre du temps passé.
De l'index, elle traça un cercle dans le vide. L'ongle blanc, saillant, pointait vers la découpe ronde de la lune sur le dégradé d'ébène.
Le doigt ploya et la main retomba sur la rambarde de fer forgé, inerte.
Le châle voletait dans l'air nocturne.

samedi 8 novembre 2008

Embrasements


Déchirer, avec soin. Suivre la ligne du doigt, appuyer l'ongle, et tirer. Sentir les coins du papier qui tremblent, à la merci de notre indifférence souveraine. Rouler en boule les restes de nos divagations, froisser le zeste blanc et le serrer fort, pour l'anéantir. Et l'abandonner là, sur la table, avec ce qui dérange et ce qui nous bouffe, à l'intérieur.

Ce serait si simple d'abandonner ainsi les à-côtés parasites, de laisser, en vitrine, sous la poussière de l'oubli, ce qu'on aime trop pour ne pas devoir à regret s'en détacher. Pourquoi devoir, alors? Question de survie, façon de s'auto-protéger. Parce que c'est trop facile et trop tentant de plonger dans ces délices de contemplation où l'on recrée ce qui ne va pas, où l'on saisit le pinceau de l'imagination pour superposer au coup de crayon brouillon du Créateur la ligne pure et nette d'une simplicité.
Tout ce qui merde, je le refais. Tout ce qui n'est pas, je le fais advenir. Tout ce qui marche, je le sublime.

Les yeux dans le vague... Dans le vague, vers d'autres perspectives, d'autres panoramas. Dans le dédoublement inévitable des choses, entre ce qu'elles sont, malgré nous, et ce que nous voulons être, malgré elles. L'interstice où se glissent ces possibles infinis devient le grand creux qui me broie à l'intérieur, et qui chamboule sans gêne mes demi-certitudes.

A l'aube d'un matin je le vis seul, à mon coeur inaccessible/Briser les élans qui torturaient chacun de mes instants/Je le sentis partir, parmi les autres évanoui/Laissant le monde taché de sa présence...

Tout ce qui dévie, je le remplace. Tout ce qui manque, je le rajoute. Et ce qui est de trop, je le garde ailleurs, pour plus tard.

Avez-vous déjà vu le monde à travers les larmes d'un espoir déçu? Avez-vous vu, quand tout se brouille et se dilue, les formes d'ordinaires trop dures qui se mêlent et se courbent ensemble? Le virage imperceptible du temps et de l'espace, quand on croit que, juste une seconde, le monde entier doit souffrir avec nous, pour que nous ne soyons pas seul. Pour que nous n'ayons rien besoin d'expliquer de ce que le coeur, de ce que les yeux et les sourires absents laissent échapper.
Pour qu'il sache, dans l'éclat d'un regard.
Pour qu'il ne sache pas, sous la palpitation de mes peurs.

On croit que l'on finit par s'user à sentir les doigts de la vie, serrés autour de nous, redresser nos trajectoires bancales, et brûler de leurs frottements nos idéaux. Rien n'est moins vrai. Chaque jour on aime avec le même désespoir; chaque jour on cherche à tout dévoiler, en se mettant soi-même à nu.
A chaque fois on s'éprend du grand sacrifice, celui qui vaudra la peine et qui donnera sens à tout. Le mythe, la légende; la réalité pervertie par nos songes; mais la dure altérité des gens, autour.

Ainsi songeaient-ils avant le coucher, regroupés devant l'incendie du jour qui brûlait, à l'horizon. Aucun ne parlait, mais tous savaient. Et s'ils étaient nombreux, ces soirs-là ils ne faisaient plus qu'un. Et ils avaient la foi, parce qu'ils ne pouvaient avoir mieux.

vendredi 31 octobre 2008

Spirale


Ce n'est pas de la mauvaise volonté, loin de là. Simplement la perte de l'habitude, le réflexe tout comme le besoin qui se délavent. Et ça fait de gros trous d'absence, sur mon blog, où finalement quelque chose se révèle peut-être, dans les silences, dans l'à-côté du papier. Ce qu'il est dense, pourtant!, indescriptible, inenvisageable, ce rythme qui habite mes jours, leur laissant une indolence dont le coeur bat trop vite, désynchronisé...

Les questions viennent moins souvent qu'auparavant agiter mes pensées au-dessus du gouffre de l'avenir, et si j'ai les pieds qui pendent dans le vide, la position me plaît.
Je sens l'équilibre fragile se tisser, progressivement, bâtissant sa structure éphémère entre visages et lieux familiers, aimés, espérés.
Je sens que j'ai besoin de cette perception magnifiquement défigurée pour écrire.
Je sens que tant qu'elle ne sera pas pleinement là, ça pourra attendre.

Attendre... Il y a trop de choses dans ce mot; promesse, crainte, impatience, désillusion. Un sursaut de corps brisé, qui se redresse sous la main rigide du temps, et déploie sa silhouette entière. Comme une liberté qui rechigne et se fait désirer. Ce que j'ai hâte de voir à nouveau! Mais ces choses là ne se décident pas. On se les prend en pleine gueule, un matin de crachin. Dans la succession des parapluies qui tapissent les rues, dans le coup de burin des talons frappant le pavé, dans l'espace qui disparaît entre deux corps, insensiblement, au fil des jours...

Je maîtrise le ralenti du monde, et cherche à oublier.
Pour retrouver.

mardi 21 octobre 2008

Back in town

Finalement, j'attends avec impatience de pouvoir retrouver les latitudes parisiennes. Ici, depuis quelques jours, le temps s'écoule uniformément, à faire les mêmes gestes dans les mêmes pièces, et il pourrait en être de même pendant encore des semaines... Bien obligée.

Mais bon, tout va rentrer dans l'ordre, et je vais enfin (tous!) vous revoir. J'attends vos sourires et vos blagues vaseuses avec impatience...

I must admit I miss you all.

dimanche 12 octobre 2008

Nowhere


De la fatigue, de la fatigue, de la fatigue...
Comme souvent le soir, les orbites accrochés à la lueur blanche d'un écran, la certitude que le monde réel et ses cahots disparaîtront dans l'instant si je décide de faire autre chose, de prendre un bouquin, d'écouter Kamelot ou Rhapsody. Disparaîtront, happés par le sommeil où espoirs, énervements, douceur et absurdité viendront peupler mes songes de gens trop de fois vus, touchés, connus.

Que tirer de ces derniers jours? Pas grand chose, en même temps qu'une immensité de temps inerte, qui s'étire lentement, coagule parfois, rarement se précipite. Je me vis hors du temps, une partie de moi-même refuse de se plier aux graduations contraignantes du calendrier ou de l'emploi du temps. Malgré moi je flotte, je rêvasse. Je me perds ailleurs, dans des pensées qui ne sont pas nécessairement réconfortantes. Ni tristes non plus. Simplement évanescentes, ayant pour elles la beauté des créatures légères, insaisissables; la grâce des spectres éthérés, qui s'estompe dès qu'on croit la saisir.

Je m'abreuve d'images, de photos, de contacts humains. Autour de moi, des gens, sous toutes les formes: des coups de téléphone, des mails, des conversations msn ou facebook, des dîners collectifs... Du monde, tout autour de moi. Moi qui ne suis même pas en moi-même.
Pourtant ce serait simple de revenir dans ce corps si commun, ce serait peut-être rassurant, banal; comme réglé par les battements d'un métronome. Cela dispenserait de se poser des questions.

Y a-t-il eu quelque chose qui ait valu la peine qu'on vive cette semaine? Non qu'elle ait été décevante, pas du tout. Non, vraiment, quelque chose de lumineux qui perce le brouillard de nos allers-retours quotidiens? Oui, bien sûr, vous me direz... Cinéma au son d'une entêtante comptine, les parfums délicieux des scones qui cuisent au milieu de la nuit, le chocolat qui fond et coule sur les doigts des gourmands, et autres... Oui, d'accord.
Mais j'ai beau me baisser pour saisir ces instants, j'ai beau courber mon esprit pour qu'il les recueille et les considère, je ne les atteins pas. Ils sont déjà partis, errants, dans ma mémoire indifférente.

Il y a cette silhouette à laquelle on pense simplement parce que ça fait mal et qu'on aime se frotter à cette douce souffrance jusqu'à ce qu'elle ne laisse plus de tache sur notre petit coeur étriqué. Étriqué? Oui. Se renfermant sur ces petits bouts d'images, de souvenirs, les buvant jusqu'à plus soif, jusqu'à désintégration.
Il y a ce téléphone qu'on aime et qu'on haït, cette boîte mail qu'on voudrait faire disparaître quand on sent que les doigts, sur le clavier, s'y rendent sans cesse. Il y a cette conscience qu'on aimerait pouvoir gommer quand, par vagues, elle se rappelle à notre existence, nous renvoyant notre propre image, horrible. Il y a ces gens qui veulent vous aider sans savoir que vous êtes cloîtrés en vous-mêmes. Non pas tant parce que vous l'avez choisi que parce que telle est la condition de chacun de nous. Simplement, l'homme dans son quotidien cherche à briser ce cocon qui l'étouffe. C'est un peu ça qu'on appelle... communiquer. Alors on montre du doigt celui qui s'assoupit un instant dans sa propre solitude, certain qu'elle ne lui convient pas mais qu'il la préfère à cette fausse amabilité qu'on lui demande de partager. On le désigne, coupable.
C'est parce qu'on lui en veut de nous faire sentir à quel point nous sommes impuissants à le rendre heureux.

Quelques projets en préparation, qui perdent de leur réalité au fur et à mesure qu'on les considère. Peut-être l'inverse de ce qu'on croirait, et pourtant... Plus on retourne toute cette organisation dans les méandres de nos cervelles, plus nos entreprises s'usent, jusqu'à la corde, pour se briser d'épuisement à l'épreuve de nos volontés privées d'action.

Vous auriez sans doute souhaité quelque chose de gai. De franc, d'original. Plein d'esprit.
Et bien, vous avez eu le post du soir, grisé par la pollution et les idées parasites. Celui qui vacille avant de naître, puisqu'on ne sait même pas ce qu'il sera au moment où les mots se forment à l'écran.
Et cependant on a envie de conclure. Pas la peine de trouver la pointe ironique ou la formule-choc, non... Il suffirait du mot juste, celui qui goberait tout ça d'un coup, brillant d'évidence, lugubre de vérité.

Attente.

jeudi 9 octobre 2008

Histoire collective


Alors, non, je n'ai pas vraiment fait exprès. Mais il se trouve que ça tombe assez bien.
Bon, reprenons plus clairement.

Ceci est le 100e message que je poste sur mon blog. Je ne réclame ni bougies, ni pièce montée dégoulinant de caramel. Simplement que vous m'aidiez à continuer ce petit bout de texte orphelin, qui a du mal à trouver, d'abord une suite, et puis une fin.

Alors, si ce n'est pas assez clair pour vous, voilà ce que je vous propose: une Histoire Collective. Cela faisait longtemps que j'y pensais. J'ose espérer qu'au moins deux personnes auront assez pitié de moi pour tenter le coup (ce qui permettrait en plus de justifier le nom de ce post, parce qu'à trois, oui, c'est collectif!). Quoiqu'il en soit, je vous confie le soin de ce cher Hector. Les idées farfelues et tordues sont plus que bienvenues. Surprenons-nous, surprenez-moi. J'ose me reposer sur vous de mon absence d'inspiration (provisoire...).


J'espère ne pas avoir à faire de menaces pour que vous vous jetiez à l'eau (noooooooooon, Aurélie! Cesse de nous abreuver de posts super-trop-méga-longs et radoteurs!...).
Postez la suite dans les commentaires! (je pourrai l'ajouter ensuite au corps du post...).

***

La nuit était enfin tombée. Hector n'en pouvait plus d'attendre. Il était resté cramponné aux rideaux grisâtres que des trous rendaient miséreux en plus d'être de mauvais goût, guettant sans répit les traces de clarté que le crépuscule ne pouvait s'empêcher de laisser derrière lui. Il haïssait ce soleil qui, même à la nuit tombée, refusait à la nuit le droit de jouir des heures pleines du clair de lune, et qui trainaillait trop souvent, sous formes de frisottis de nuages rouges et roses, et cachait les étoiles peureuses.

Maintenant
que seules les dentelles de la lune paraient l'ombre nocturne, il allait sortir. Hector pris sa vieille cape de cuir à laquelle pendaient des cordons dorés et effilochés et sortit d'un pas décidé. Il parcourut des rues familières, mais bien différentes la nuit de celles sur lesquelles glissait son regard tout le jour durant, lorsqu'il traînait à la fenêtre. Maintenant, leurs méandres étaient moins chastes, ils adoptaient des poses lascives. L’opacité marbrait leurs trottoirs comme la peau blanche d'une vierge sous l'empreinte d'une main avide de posséder. Hector sentait l'excitation de ses périples interdis le reprendre. Il n'avait pas l'épée battant au côté dans son fourreau d'acier, ni le heaume luisant des preux de jadis; il n'avait que ses yeux couleur rubis, qui pouvaient tout voir, et sa plume taillée, prête à être trempée dans l'encre du ciel de plomb pour déposer sur les parchemins de l'histoire les secrets dont on l'avait trop longtemps privée.

Hector ne croisa personne pendant un long moment. Lui tenaient compagnie ses pensées funestes, empreintes de vengeance et de dérision. Un chœur de sœurs poussait non loin de là la chansonnette. La mélodie piquante et joyeuse se mua rapidement en de longues complaintes artificielles au regard du velours profond dont se recouvraient les choses, êtres et bâtiments, à l’heure de minuit. Il y avait comme un hiatus entre les notes criardes tirées de cordes vocales cloîtrées depuis trop longtemps dans des corps vieillis, et le naturel sublime du soir, qui vous envoûtait sans ensorcellements, qui vous prenait aux tripes sans chercher à séduire par de vagues déhanchés vulgaires.

Sous le lampadaire de la Rue Nouvelle, près du faubourg, Hector s’arrêta, alluma une cigarette déjà entamée. Une clope de la nuit dernière. Il préservait ce rituel, toujours. Terminer la clope de la vieille la nuit suivante. Ainsi il se sentait l’âme de l’artisan cousant ses morceaux de vie noctambule les uns aux autres, non pas tant pour former une sorte de patchwork temporel que pour marquer la continuité de sa vie nocturne. Pour donner une cohérence à son extase obsessionnelle pour la déesse Nuit.

***
(la suite, par Junko)

Hector déambulait sans but dans ces rues qu'il connaissait dans leurs moindres ombres nocturnes. Il errait, comme cela lui arrivait rarement. En temps normal, ses promenades nocturnes n'étaient pas des errances mais une sorte de travail de cartographie, une enquête silencieuse qui se menait pas à pas. Mais malgré ses sombres pensées du jour, il ne parvenait pas à concentrer son esprit, à le tendre aux moindres détails comme il le faisait presque naturellement. Pour quelles raisons ? peut-être que la nuit se dévoilait d'avantage ce soir-là, peut-être que le défi ne lui paraissait plus à la hauteur de ses espérances. Peut-être surtout qu'à force de ruminer les mêmes ironiques idées de vengeances, la lassitude le gagnait. Et pourtant...

Des images lui revenaient en mémoire. Au lieu de se focaliser sur cette nuit et cette plume, son plus fidèle allié dans sa quête, il revoyait son père, ainsi qu'Adèle, et enfin Aloysius, son mentor en quelque sorte, mais qui avait si souvent moqué son fanatisme. Car il était fanatique ; la religion l'indifférait, la politique plus encore ; mais des personnes auxquelles il tenait, des sentiments qu'il inspirait et qu'on lui inspirait, il était fanatique. Sans concession, sans demie-mesure, il avait pu mettre son entourage le plus proche à rude épreuve. Combien d'ennuis cela avait pu lui coûter, il ne le savait que trop. Adèle...

C'est pourquoi il marchait dans ces rues, c'est pourquoi il avait choisi le soir, moment de la journée qu'il préférait entre tous et qui avait de plus l'avantage de lui permettre de se fondre, silencieux, dans la ville qu'il aimait et craignait tout à la fois.

***
(la suite, par Tsum)

Oui, vraiment. Il aimait cette ville. Sa petite touche baudelairienne, sans doute.

Perdu dans ses songes, il ne vit pas la petite créature qui s'était avancée vers lui, ombre découpant la lueur des lampadaires, plus silencieusement que le mutisme de la lune.

"Vous ne trouverez pas le repos ici", s'écria une petite voix désagréablement aiguë, perçante jusqu'au bout des typams. "Partez ! ". Hector ne distinguait pas le visage, les yeux de l'étrange inconnu. Par curiosité, mêlée de peur, il tenta de se rapprocher... en vain. La créature se dérobait à lui. Il voulu attraper ce qui lui tenait lieu de membre inférieur...

Oui vraiment, il aimait cette ville. Songeant à cela, il s'assit sur un banc. Il regardait le ciel, mélasse sombre jaunie par les lampadaires. Soudain, une main se posa sur son épaule.

Oui vraiment, il aimait cette ville. Il...Hector se réveilla, dans son lit, les pieds froids.

mercredi 8 octobre 2008

Streets


Heureux celui qui marche la tête en l'air...

Il y a marcher. Et déambuler.
Il y a se promener, flâner, ou tout simplement se déplacer, se rendre, aller. Il faut dire que l'homme passe sa vie à suivre une direction.
Même s'il en change souvent.
Même s'il ne la choisit pas toujours.

***

Laissant le rabat de toile retomber dans un grand "clac" sonore, Marie jura entre ses dents. Et abandonna. Tant pis pour le con qui avait encore eu l'idée de l'appeler alors que son portable se trouvait dans les tréfonds de son sac d'école. Les gens... toujours à croire que vous êtes joignable à tout moment, simplement parce que votre téléphone est allumé (c'est-à-dire parce que les éventuels personnes qui auraient envie de vous appeler poireautent plus longtemps avant de tomber sur votre messagerie sympathiquement ringarde), simplement parce que ledit merveilleux petit outil de technologie moderne n'est pas en silencieux, ni même en vibreur...
C'est qu'ils oublient quelque chose d'essentiel, les gens... On pourrait appeler cela de diverses manières. Votre gaucherie. Votre maladresse. Votre naturel "deux de tens'". Votre "anti-douesse", comme dirait certaine personne à laquelle je songe.
Bref, Marie commence à s'énerver dans son coin, tout bas, à l'intérieur de sa petite tête fatiguée par un jour de souffrance supplémentaire devant des pupitres taggés et retaggés à coups de stylo bic rageurs.
Il ne fait ni beau ni moche, à se demander ce que peut bien dire la météo. Le ciel semble avoir disparu, il est tout blanc.
Marie arrive à une intersection. Celle qu'elle traverse tous les jours, parfois au milieu, slalomant entre les voitures et les vélos. Celle qu'elle ne remarque même plus, tant pour elle le chemin qui va de son collège à la maison est rectiligne à cet endroit.
Ce soir-là, elle s'apprête à traverser le passage piéton en trois enjambées hâtives. Mais, à droite, dans une ruelle étroite dont s'épousent presque les deux parois, de vieux immeubles Haussmann, elle aperçoit un chat. Et pas n'importe lequel, non, son chat! Rodolphe ou Arthur, appelez-le comme vous voulez, courre, alerte et leste. Voilà qu'il grimpe sur le mur, le long d'une gouttière. Marie bifurque et le suit, fascinée de pouvoir surprendre son animal préféré dans un des instants de son intimité quotidienne. Elle est sur le point de découvrir ce qui ne peut que lui être caché... eh oui, que fait Rodolphe quand Marie n'est pas à la maison???
Même le chat très affectueux qu'il est a droit à sa part d'individualisme.
Marie ne rentrera pas chez elle tout de suite.

***

Sofiane rentre chez lui. Encore une journée à traîner, un peu partout, un peu nulle part. Pas de boulot, pas d'école. Un entre-deux qui lui a plu, d'abord, pour le laisser désemparé ensuite. Finalement, il s'est plutôt bien accommodé à son existence de vagabond. Il a fait sienne cette sensation de déracinement perpétuel, et cela le réconforte un peu de savoir qu'où qu'il aille, il restera le même: un étranger, quelqu'un d'ailleurs. C'est déjà quelque chose de stable.
Etranger, oui, mais pour les gens seulement. D'ailleurs, pour les gens, ce serait plutôt "étrange". Mais Sofiane s'en fout. Les rues de Paris, les ponts, les cours et les parcs, les impasses, tous ces épanchements de l'architecture le connaissent, eux, et l'accueillent comme un des leurs. Sofiane préfère leur compagnie à celle horriblement codée de ses semblables. Il ne sait pas s'y prendre, c'est tout; il fait tout de travers lorsqu'il discute avec quelqu'un. Ou du moins, c'est le sentiment qu'il a. Ce qu'il ignore peut-être, c'est que les autres aussi font tout de travers lorsqu'ils discutent avec lui. Quand à songer que les deux personnes en présence feraient ensemble tout de travers, il n'y a qu'à lire Gide pour ne pas en douter...
Non, il est nettement plus agréable de laisser son corps à la dérive dans le flot de la vieille capitale. Là, plus besoin de se tenir, de se retenir. Quelle indulgence dans ces têtes de réverbères penchées, quelle douceur dans ces courbes douces de la Seine! Plus infinie qu'une femme, moins démonstrative, mais plus aimante.
Sofiane envisage de rentrer "chez lui". Un bout de trottoir, un autre. Peu importe. Un quartier, peut-être, c'est déjà mieux. C'est déjà une atmosphère, le bruit particulier que font les véhicules sur le revêtement des routes, le goût de l'air au sortir des restaurants, et une faune locale spécifique. C'est déjà un petit monde à soi tout seul. Sofiane aime bien les visiter, ces mondes.
Près de Notre-Dame, il ne lève pas la tête. Il regarde les parterres, les gens et leurs ombres si pâles qui coulent sur la pierre blanche. Il passe en silence, sans savoir que penser. Il n'a jamais vécu ici. Il ne saurait dire pourquoi. Peut-être qu'il est intimidé par la cathédrale et qu'il n'a pas l'habitude que les monuments de la ville lui imposent une telle admiration.
Il franchit un pont, suit une rue, évite de frôler les pardessus beige qui passent autour de lui. Soudain, quelque chose à attire son regard. En bas, sur la berge, une vieille femme agite une main alourdie de bagues dorées d'un mauvais goût. C'est fou ce que cette main semble aimanter son regard. Sofiane penche son corps par-dessus la rambarde de pierre polie, cherchant à savoir si l'on s'adresse à lui. Il était invisible, il rentrait, simplement. Il glissait dans nos rues et voilà qu'on le voit, qu'on le remarque, qu'on l'interpelle! Il n'ose y croire. Il n'était donc pas si indifférent à la compagnie d'autrui!
La mamie ne quitte pas son regard. Sofiane s'apprête à la rejoindre. Une impulsion. Non, plus profond. La destinée, un truc comme ça. Enfin, c'est ce qu'il se dit.
Un bras vient s'écraser dans son dos, par maladresse. Une "grand-mère bis" se profile dans le champ de vision de Sofiane. Son sourire répond à la vieille en bas, sur la berge.
Alors finalement, c'était ça. Une erreur. Un espoir déçu (mais était-ce un espoir?). Sofiane est tenté de continuer sa route. Il essaie de ne pas être touché; à vrai dire, il se demande s'il n'essaie pas d'être indifférent pour avoir la sensation de lutter contre une réelle déception. Il se dit qu'il doit être bien mal, ces temps-ci, pour avoir besoin de se torturer ainsi l'esprit.
Il se détourne. Marche. Se détourne. Et revient vers la Seine, et descend vers la berge, et suit la hanche de l'eau où trempent les bateaux-mouches. Les deux vieilles ont disparu. Qu'importe, il a changé de port. Il a largué les amarres.

Heureux ceux qui marchent la tête en l'air...

(pix: The Streets by BingerBuena, deviantart)

dimanche 5 octobre 2008

"Des riens, ce sont des riens qui sont l'essentiel. Ils finissent par vous perdre." (Crime et châtiment, DOSTOIEVSKI)


On me dit qu'on ne lira pas mon dernier post, ésotérique et surtout long, trop long. Je réponds que cela ne fait rien, que je l'ai lu et relu pour les autres, et que son écriture m'a fait plus de bien que ne vous en fera sa lecture.

Un dimanche, donc, encore un, comme toutes les semaines. Celui-ci s'annonce pluvieux et venteux. Le ciel est gris dehors, vaguement lumineux. On sent bien qu'il y a quelque chose derrière qui veut pousser un grand coup de gueule, mais que ça ne parvient pas à passer. De la frustration des ciels de mauvais temps en milieu tempéré?

Tiens, je me demande s'il ne pleut pas... Retour dans ma banlieue/campagne, sous des auspices indifférents. Ces derniers temps, j'écris un peu partout, sur tout ce qui me passe par la main. Mon agenda, mon cahier, mes feuilles de cours l'ont appris à leurs dépends. Je laisse des phrases esseulées dans tous les coins de ma chambre, sans avoir l'intention de les relire un jour. Un peu égoïste... Finalement je prive de leur raison d'être ces vers, ces ritournelles de mots que je couche sur le papier. Je ne sais même pas si ça me soulage.

D'ailleurs, me soulager de quoi? Il est temps que les cours reprennent, que je cesse d'être "seule" face à moi-même. C'est très dur de vivre avec soi, en permanence. Plus exactement, c'est très dur de ne vivre qu'avec soi. Sans les grésillements bienheureux d'arrière-plan, les cours, le boulot le soir, le stress, l'abrutissement quotidien devant l'écran d'ordinateur. Je suis sûre qu'à force d'être confronté à sa propre compagnie, matin et soir, on finit par développer une hyper-sensibilité très mal placée. Prétentieuse et vaine. Et fatigante.

Je devrais me replonger dans des choses plus constructives. Terminer (ou déjà avancer) Evrasth. Essayer de débloquer la situation (j'ai calé pendant la scène du lever des Soleils). Ça avançait bien pourtant... Dur de se concentrer longtemps sur la même histoire. J'aime les inventer, les ciseler, et les terminer abruptement, sans prendre vraiment la peine de conclure. Essayer de développer une réelle intrigue, voilà l'enjeu de cette année!!

Quoiqu'il en soit je retrouve le plaisir de regarder les gens autour de moi, d'observer la vie à l'état brut fourmiller dans Paris (et ailleurs...), se nourrir des basses réalités de notre quotidien comme de nos rêves les plus fous. A force de s'accrocher à ces visages, ces silhouettes qui évoluent autour de nous, on finit par y voir autre chose. Comme si on touchait à quelque chose de plus grand, de plus rassurant. Une certitude générale, quelque chose d'intangible, peut-être. Attention au syndrome divin, cependant.

Je m'aperçois que j'apprécie de plus en plus les instants de nuit que j'apprends à connaître, autour d'une bière, d'un DVD, ou d'un thé. Il me semble que j'ai écrit quelque part, il y a peu..., oui, c'est ça: "Après une soirée, quand il est tard, plus tard que tard, qu'il est dur d'aller se coucher, d'abandonner la sérénité nocturne où tout devient flottement, suspension! On a l'impression de vivre des moments interdits, des secondes et des heures qui n'existent pas pour les enfants et les couples plongés dans leurs draps. La nuit nous offre cette petite victoire, un moment d'éternité entre le crépuscule et l'aurore, un instant divin où nous nous sentons puissants, prêts à accomplir de grandes choses, à changer le destin du monde d'un claquement de doigts, à le magnifier d'une phrase négligemment jetée sur le papier jaune d'un poète inconnu. (...) Il est des choses qu'on ne peut voir que dans l'obscurité.".

Un peu pompeux peut-être... Enfin, assez propre toutefois à transcrire ce que je crois.
Que faire alors de nos journées? Celle qui vient s'annonce, pour moi, assez morne. Enfin je pense. Non que cela me désespère; j'accueille plutôt cette vérité comme une nécessité (non, je n'ai pas dit "fatalité"...). Bien sûr que j'ai des choses à faire; bien sûr aussi qu'il est très probable que je ne les fasse pas. Pourquoi? Oh, la psychanalyse serait aisée; apathie, désintérêt, narcissisme, état larvaire, rêverie...
Bof, je pense qu'il est plus simple de dire : "Je n'en ai pas envie".

(pix: Rain... rain, by LonelyPierot, deviantart.com)